La dissidence en URSS

Réflexions sur la dissidence en URSS

Les problèmes de l'URSS et de l'Europe de l'Est sont tellement fondamentaux et leur approche trop souvent si superficielle que la publication d'un ouvrage (1)

(1) Jean Chiama, jean-François Soulet Histoire de la dissidence, oppositions et révoltes en URSS et dans les démocraties populaires de la mort de Staline à nos jours.  Paris, Seuil, 1982 420 pages

de quatre cent vingt pages agrémenté d'une riche bibliographie ainsi que de notes et de commentaires, constitue indubitablement un événement important : il permet au lecteur de mieux comprendre l'un des faits les plus complexes et sans doute les plus funestes du XXe siècle. Aussi faut-il tout d'abord saluer l'apparition de ce livre et féliciter les auteurs pour leur entreprise.

 

Cette publication est d'autant plus précieuse que lorsque les résistants eux-mêmes tentent de faire la synthèse des phénomènes d'opposition, ils aboutissent à des résultats tellement contradictoires qu'il est depuis longtemps urgent de poser un regard extérieur sur la dissidence et d'utiliser pour l'étudier des moyens d'investigation objectifs. Faute de quoi, l'attitude des hommes du monde libre face à ce qui se passe sur un cinquième des terres habitées restera dictée, non pas par une connaissance de la situation réelle, mais par telle tendance politique ou économique régnant en Occident.

Or ce livre permet justement à l'occidental de dépasser ces attitudes subjectives, car il rassemble une foule de faits connus, moins connus, ou presqu'inconnus dont le nombre croît de page en page et le lecteur profane que le titre un peu commercial a tout d'abord attiré, découvre peu à peu devant lui l'histoire détaillée de toute une série  de pays durant une trentaine d'années. Dans cette oeuvre on aborde tous les aspects des pays de l'Est européen, leur politique tant extérieure qu'intérieure, on parle de toutes les couches de la population, on touche à la littérature et à l'art, à la jurisprudence, à l'économie, à l'idéologie, à l'émigration etc. Bref, ce livre s'adresse à un large public, ne propose pas au lecteur l'étude d'une question particulière mais il englobe au contraire une multitude d'aspects de la vie et constitue un véritable ensemble.

 

Un travail d'une telle envergure  mérite une étude critique sérieuse. Il faut espérer qu'elle sera entreprise sans tarder. Pour le moment, contentons-nous  de rapporter ici quelques observations faites par un lecteur venu d'URSSS, observations qui se limitent aux points les plus marquants de cet ouvrage.

Les sources

Le premier tiers du livre, sorte d'introduction, est consacré à l'analyse des sources et des matériaux utilisés par les auteurs ainsi qu'à la description des formes de dissidence :

les sources se divisent comme suit :

1. Le samizdat qui se définit à la fois comme la manifestation des tendances d'opposition et aussi comme leur expression.

2. Les publications officielles qui cherchent plutôt à désinformer qu'à informer.

3. Les témoignages de l'extérieur, c'est-à-dire les travaux des journalistes étrangers.

4. En outre, on traite à part la littérature publiée officiellement, mais, écrits en "langue d'Esope" ou double language.

 

Ce travail se présente  en effet, comme une accumulation invraisemblable de formes et de moyens d'opposition qui vont de la lutte armée jusqu'à l'immolation par le feu, des tentatives les plus héroïques et les plus désintéressées pour défendre les autres jusqu'aux timides plaintes des victimes de l'Archipel du Goulag écrite en Occident, à une simple chanson fredonnée entre amis ou encore à une histoire drôle racontée en aparté, du marché noir à un discours officiel prononcé à une réunion de parti... Mais la masse des faits ne doit pas être imputée à leurs auteurs : elle ne fait que refléter un monde dans lequel

 toute forme d'activité sociale, n'importe quel geste humain, voire la simple tentative de se protéger contre l'arbitraire  du pouvoir reviennent à s'opposer à un régime en tant que tel.

L'évolution oubliée.

Malheureusement l'évolution des formes d'opposition au cours de la période envisagée n'est pas assez étudiée alors que c'est justement cette évolution qui caractérise à la fois le développement de la conscience sociale et le processus historique en général. Les auteurs n'indiquent même pas qu'il y a eu évolution. Ils accordent certes un peu de place dans les chapitres suivants à cette évolution, mais là aussi, le lecteur se trouve devant trop de généralisations sans références à des époques précises. Ainsi dans le samizdat, à certaines époques, les éditions périodiques n'étaient pas forcément clandestines A. Guinzbourg, par exemple, sans afficher son travail d'éditeur, ne le cachait pas non plus (1960-1961), revue Syntaxis , la revue Viétché (1970-1972 - rédacteur : V Ossipov était enregistrée au bureau de poste, la revue Polski (Moscou 1977-79) publiait en dernière page les noms des membres de la rédaction, sans parler de l'Almanach Métropole ... L'attitude du gouvernement vis-à-vis de ce genre d'activité s'était modifiée et das les courants d'opposition on mettait ses espoirs dans la notion d'égalité.

 

Cependant l'apparition et l'évolution de pareilles tendances se sont manifestées dans les divers pays à des moments différents de leur histoire, et nous en arrivons ici naturellement au découpage du temps en périodes historiques. tel que les auteurs le proposent Dans l'histoire de n'importe quel pays c'est d'ordinaire une question des plus épineuses et on peut rencontrer les avis les plus divers. Un seul point cependant ne pose pas problème : en dépit du caractère plus ou moins identique de tous les régimes des pays de l'Europe de l'Est et de l'URSS, ceux-ci se sont installés  à des époques différentes et, de plus, les raisons et les circonstances de leur apparition n'étaient pas les mêmes. C'est pourquoi adopter un découpage du temps identique avec tous les pays s'avère inadéquat (on le remarque d'ailleurs dans la structure même du livre : par exemple dans la description des événements de 1956 auxquels un chapitre particulier est consacré, l'URSS n'occupe qu'une page, les pays de l'Europe de l'Est, quarante six).

Déformations involontaires.

L'ampleur du sujet et le caractère restreint des sources (celles-ci en effet se bornent presque exclusivement aux publications écrites en français) amènent immanquablement les auteurs, quand ils se servent de matériaux sans rapports directs avec l'opposition, à les citer sans les soumettre a une analyse sérieuse, ce qui introduit des erreurs parfois importantes.

 

Voici tout d'abord quelques une des erreurs commises par les auteurs :

a) la suppression de l'impôt agricole : à la page 191 la réforme de Malenkov de 1953 est faussement attribuée à Khrouchtchev (qui réintroduit cet impôt en 1961)

b) page 47 : les radios Pékin et Tirana ne sont pas brouillées, en tout cas les auditeurs peuvent l'entendre.

c) à partir de 1980 la législation libérale des ouvriers est modifiée et quitter son travail ne peut se faire qu'avec l'accord de l'administration. De plus, on retenait et on retient encore les ouvriers par d'autres méthodes également, en les embauchant par exemple pour un temps donné par contrat; (cf. p.24)

d) effectivement, comme on l'indique à la page 161 " à partir de 1950, le manque de pain se fait ressentir dans le pays". Il faudrait cependant ajouter qu'auparavant c'était tout simplement la famine (comme les auteurs le notent justement p.158), ce que bon nombre de Français ignorent souvent jusqu'à la fin des années 40 un tiers des exportations de blé d'URSS arrivait précisément en France. (Voir le recueil Le commerce extérieur de l'URSS ... )

e)  Le rôle du Glavlit semble tout à fait exagéré par les auteurs. Le contrôle (l'administration) de l'édition s'effectue une première fois directement, en effet chaque édition, chaque revue est la propriété de l'Etat et directeurs et rédacteurs en chef (membres du Parti) sont nommés d'en-haut: une deuxième fois avec l'aide de l'organisation  du Parti qui s'occupe de l'édition ; une troisième fois par l'intermédiaire du Comité local du Parti ( cf. page 43).

 

D'autre part, pour telle ou telle raison, certaines formes d'opposition ont bénéficié  en Occident d'un plus grand soutien  et ont trouvé un écho plus large que d'autres. Il semble assez vain de discuter pour savoir si une manifestation écrasée par les blindés mérite une description  plus détaillée qu'un discours "osé" prononcé à l'union des Ecrivains Soviétiques. Même dans la description d'événements analogues, on notera une certaine disproportion liée à ce qui a été dit précédemment. Ainsi quand les auteurs décrivent en détail la "lutte littéraire" en URSS, ils ne disent presque rien de ce qui s'était produit parallèlement dans le théâtre et le cinéma, domaine de l'art dont  on ne saurait minimiser l'influence sur le développement  de la conscience sociale, puisqu'ils touchent le plus large public.

 

De la même manière, l'importance des groupes clandestins au début  des années 60 semble sous-estimé si on les compare aux groupes d'opposition des débuts des années 80. En particulier le groupe d'opposition  à la fois orthodoxe et russe n'a pas la place qui lui revient.

 

Le "Printemps de Prague", événement pourtant largement commenté dans la presse occidentale ne retient que peu  l'attention des auteurs, mais l'explication est à chercher, dans une certaine terminologie politique choisie par les auteurs et dont on sent les imperfections à la seule lecture du titre de cet ouvrage.

Dissidence et opposition.

Le mot "dissident"  est un terme employé par les journalistes occidentaux mais que la propagande soviétique a repris en raison de sa consonance non-russe. Personne en URSS, n'aurait l'idée de se nommer  "dissident". On ne peut utiliser  le mot dissidence que pour désigner l'une des formes de l'opposition à une époque tout à fait déterminée (les années 70 en URSS,  années de la décennie et des accords d'Helsinki). La particularité de cette forme d'opposition réside dans l'utilisation de l'une des contradictions des structures idéocratiques, contradiction entre ce que l'on déclare et ce qui est entre les droits  officiellement proclamés et l'absence totale de droits dans la pratique. Ajouter dans un sous-titre, après le mot "dissidence" la définition suivante : " : opposition et révoltes en URSS" et dans les démocraties populaires, c'est déjà faire preuve de négligence  en matière de terminologie. De plus, l'étiquette "démocratie populaire"  recouvre également la Mongolie, l'Albanie, la Yougoslavie, la Corée du Nord, la Chine, le Vietnam, Cuba, le Cambodge et, enfin l'Afghanistan (or sur l'opposition dans ces pays on ne dit pas un mot)

 

Quand on lit dans les titres de chapitres des expressions comme "L'empire en péril", "la richesse pacifique de l'opposition polonaise et l'échec sanglant de la révolution hongroise", (3)

(3) La victoire pacifique", en 1956 entraîna une telle corruption de la nomenklatura que  la ruine de l'économie polonaise dépassa même celle de l'économie russe, et si Solidarnost, ni Jaruzelski ne  pourront tirer le pays de la crise économique. On peut avoir les opinions que l'on veut sur ces événements polonais mais il y a loin de là à parler de "Victoire pacifique" !

De la violence à la légalité", "le rôle moteur de la jeunesse ou le prolétariat en marche", on se demande si c'est bien la langue scientifique de l'historien. Que les recherches historiques actuelles soient presque toujours politisées - on ne le sait que trop -,  mais l'important est ailleurs. Les auteurs soulignent dès la préface leur attachement à la division traditionnelle de la société en "dominante" et "dominés", abandonnant aux soviétologues des universités américaines, l'étude des intrigues qui agitent les "féodaux du Comité central". Et cela les contraint aussitôt à limiter à dix pages leur description du "Printemps de Prague" car la révolution "venue d'en-haut ne correspond ni à la conception ni à la terminologie qu'ils proposent. Quand les auteurs classent "Novy mir"  dans le mouvement d'opposition, ils ne mentionnent nulle part que son rédacteur en chef fut membre du Comité Central; quand ils parlent du récit de Soljenitsyne "Une journée d'Ivan Denissovitch" ils oublient de mentionner qu'il fut à deux doigts d'obtenir le prix Lénine de littérature ; à propos de Janos Kadar qui est arrivé au pouvoir sur les blindés soviétiques, ils omettent de signaler qu'à l'époque stalinienne il fut bel torturé par le K.G.B. hongrois.

Non sans raison les auteurs rattachent le marché noir, le système D., aux manifestations de l'opposition au régime. Mais alors, qui faut-il ranger  parmi les dissidents ? L'ouvrier qui vend au noir des pièces de rechange pour voiture? ("la classe ouvrières, principale force potentielle d'opposition"?  Le fonctionnaire qui se sert de son poste pour s'enrichir personnellement ? Il peut d'ailleurs être ministre et même membre du Comité Central et participer à l'écrasement de l'agitation ouvrière à Novotcherkassk (1962 Frol Kozlof). D'ailleurs les mots de "corruption" et de "falsification" perdent toute signification à partir du moment où la corruption devient obligatoire et où la falsification envahit tout : depuis la vie économique et les recensements et jusqu'aux résultats électoraux et à la Constitution elle-même (4)

(4) page 12, les auteurs, pour étayer leur thèse de la soumission de la population, citent un taux de participation aux élections de Tchécoslovaquie de 99,43 %. Ceci est le chiffre officiel, et comme beaucoup de chiffres officiels il n'a aucun rapport avec la réalité (ainsi que le disent les auteurs) mais, on ne sait pourquoi, ici ils l'oublient.

Ainsi la terminologie  traditionnelle  élaborée en Occident au XIXe siècle. Elle se révèle entre autres incapables d'expliquer comment des ouvriers de Magdebourg et de Gorki, avec des paysans de Silésie et du Kazakhstan vêtus de l'uniforme militaire et réunis par le même néologisme "soviétique" occupent ensemble tantôt la Hongrie en 1956,  tantôt la Tchécoslovaquie en 1968. Dès lors que toutes les structures sociales traditionnelles s'écroulent, des expressions comme "la lutte de classes" ou "le prolétariat seul contre le pouvoir" non seulement freinent toute progression dans la recherche de la vérité historique, mais contribuent à cacher l'union de la victime et du bourreau, base de tous les régimes totalitaires.

Des oubliés innocents

Qu'il soit permis en guise de conclusion d'ajouter deux petits détails que les auteurs ont ignorés dans leur travail.

 1° Ils écrivent à la page 139 : " A l'exception des Allemands et des Polonais, la population des territoires annexés fut rattachés de force à l'URSS". Si effectivement en 1939 au moment de l'occupation des pays baltes, leur population allemande a pu regagner l'Allemagne,  et si en 1945 la population de la Prusse Orientale fut expulsée en Allemagne Centrale manu militari, en revanche les Polonais des territoires annexés connurent en 1939 un sort tout différent : persécutions et déportations massives vers le Grand Nord en fonction du critère de nationalité et si l'on tient compte des "pertes" que subirent les prisonniers de guerre polonais le nombre des victimes de ce génocide avoisine les 700.000 (5)

(5) Voir à ce sujet les "cahiers du monde russe et soviétique, 1977,  tome XVIII

   Plus tard d'ailleurs, en 1941-1942 une partie de ceux qui avaient survécu entrèrent dans l'armée d'Anders Sirovski.

2° Lorsqu'ils notent qu'à la mort de Staline nationaliste avait été en gros étouffée, ils oublient de dire que dans le Caucase du nord, chez les Tétchènes et Ingouches, le mouvement de résistance se poursuivit jusqu'en 1963 : malheureusement cette guerre tout aussi meurtrière et désespérée que celle qui se mène actuellement en Afghanistan n'a pas encore trouvé la place qui lui revient dans l'histoire.

 

Tel est ce livre : riche mais pas toujours assez rigoureux. Il s'agit d'un ouvrage plus journalistique que scientifique. Cependant tel quel il rendra de grands services à ceux qui veulent comprendre la inavouable de la population soviétique. C'est la première esquisse d'une oeuvre plus austère encore qu'il faudra bien écrire pour révéler la vie soviétique dan sa réalité.

Pierre Rostine

Dans Plamia N° 61.  

 

   



19/10/2016
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