La guerre des Bolcheviks contre les paysans

La guerre des Bolcheviks contre les paysans.

Quand il m'a été demandé de comparer l'épisode vendéen avec ce qui s'est passé en Russie, j'ai été embarrassé par la différence d'échelle. Si on garde les mêmes proportions, la Vendée ne peut se comparer qu'avec un épisode mineur pris dans une seule année et une seule province - et alors la comparaison perd tout son sens. Si on prend la Vendée comme une unité historique - préparation - conflit - victoire - l'unité correspondante sera ce qu'il faut nommer la guerre des Bolcheviks contre les paysans qui dure de 1918 à 1933 et dont le théâtre est toute l'URSS

 

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Je décrirai d'abord cette guerre, puis je tenterai une comparaison.

1 . Avant que le conflit ne s'engage, comment se présentaient les futurs adversaires?

De février à Octobre 1917, la paysannerie russe, à la faveur de l'anarchie, de la désertion massive des soldats, l'une et l'autre favorisée par les mots d'ordre bolcheviks, avait atteint ses buts ancestraux. La propriété noble fondait régulièrement depuis un demi-siècle, et à un rythme très rapide dans les dix dernières années de l'ancien régime. Le peu qui en subsistait nourrissait les convoitises et celles-ci en grossissaient l'importance. Elle fut saisie et partagée. Mais un autre phénomène, cette fois non pas seulement économiquement mais socialement régressif, fut concomitant : une remontée des structures collectives de la paysannerie, une reconstitution rapide de la commune rurale et de son organe délibératif, le mir. La commune, qui ne regroupait plus que 50% des paysans en 1913, en regroupait 95% en 1928. C'est-à-dire qu'en quelques mois, les dix ans de la réforme stolypienne furent effacées.L'exploitation individuelle, gage d'une économie de marché moderne, eût réclamé, selon Stolypine, vingt ans pour s'enraciner. Elle n'eut pas dix ans et fut effacée. La commune rurale resurgit d'autant plus fort qu'elle parut être aux yeux des paysans l'unique structure refuge capable de les protéger. Nous allons voir que c'était une illusion.

En face des paysans se tient, depuis le putsch d'octobre, le parti bolchevik.

La tradition révolutionnaire russe, l'intelligentsia, avait développé envers le monde paysan deux vues contraires. D'une part il était le Peuple, le Narod par excellence, l'âme du pays, souffrante patiente : d'autre part, il était le peuple "noir", retardataire; stupide, réfractaire à l'idée révolutionnaire, obstacle au progrès.

Marx avait parlé de "l'idiotie de la vie rurale", Plekhanov, renchérissait : les laboureurs barbus, cruels et sans merci, bêtes de somme" et Lénine : "la sauvagerie de la vie rurale". Il ajoutait qu'au fond le paysan, loin d'être collectiviste, était d'instinct "férocement et mesquinement individualiste". Pour Staline selon Khrouchtchev, "les paysans étaient de la merde".

De bien plus de conséquence que ce mépris était l'analyse radicalement fausse que Lénine et à sa suite le bolchevisme appliquaient à la paysannerie. C'était du marxisme à la russe. Il prévoyait donc que l'agriculture russe socialiste serait fondée sur le plan et les grandes coopératives mécanisées.  Il voyait avec horreur le succès possible de la réforme stolypienne. Pour la combattre, il comptait sur une alliance du "prolétariat et du "paysan pauvre". Il en déduisait des distinctions de classes ou de niveau économique dans la paysannerie parfaitement imaginaire. En particulier, il construisait de toute pièce un être diabolique, siège du mal à la campagne, vampire du paysan, suppôt du capitalisme bien que n'ayant aucune existence objective, le Koulak. Quand une conception faussée de la réalité, une fois douée de pouvoir, prétend s'appliquer à la réalité. elle agit comme une broyeuse d'où coule le sang humain. La cause ultime du désastre dont je dois parler est donc une idée inepte s'emparant de cerveaux ineptes ou rendus tels par cette idée. Grand mystère . Mais il explique que  Dzerjinski, dès 1917, admettait que pour construire le socialisme, il serait nécessaire "d'exterminer quelques classes" et Zinoviev "d'annihiler" dix millions de russes sur cent.

2 La première phase de la guerre se déroule de 1918 à 1921. Comme il n'y avait, avant la révolution que quatre cent quatre-vingt quatorze paysans qui eussent adhéré au parti bolchevik, celui-ci admit dès mai 1918, par la bouche de Sverdlov, qu'il convenait de créer un "conflit de classe" dans le village, puisque celui-ci était incapable de le générer spontanément. La méthode fut le système des réquisitions : il établissait que l'Etat avait le droit de prendre aux paysans ce dont il avait besoin, sans avoir à tenir compte de ce dont les paysans eux, avaient besoin. Pour assurer les réquisitions, on créa partout des comités de paysans pauvres" composés non pas en majorité de paysans pauvres mais d'activistes communistes, venus des villes au nombre de cent vingt-cinq milles.

Dans toutes les régions, on prit des otages, par groupe de vingt à trente, responsables sur leur vie.

La doctrine du communisme de guerre, prévoyait que l'abolition de la monnaie était l'indice même du nouvel ordre social. La réquisition ou en termes marxistes, l'abolition des relations du marché, devenait l'essence même du socialisme. Du point de vue paysans, cette doctrine signifiait qu'on prenait le grain sans le payer. Aussi les paysans entrèrent-ils en résistance. 

La guerre des paysans, par les effectifs engagés et par le danger qu'elle fit courir au pouvoir bolchevik, fut plus universelle et massive que la guerre civile. Les paysans ne pouvaient s'appuyer sur les généraux blancs qui, sauf Wrangel, n'acceptaient pas "le partage noir" des terres de 1917 et qui réquisitionnaient aussi pour les besoins de leurs armées. Ils prirent pour chefs ceux qui voulaient bien les commander, des socialistes-révolutionnaires, des anarchistes, des cadets. On enregistre au moins trois cents soulèvements sur le territoire bolchevik seulement. Les armées paysannes étaient capables de réunir quarante mille hommes sous Antonov, un S.R., quarante mille encore sous Makhno "anarchiste", vingt mille sous Grigoriev, et disposaient de canons et même de trains blindés. En face, les généraux bolcheviks les plus célèbres, Toukhachevski, Frounzé, Yakir, menaient la grande guerre avec tous les moyens techniques disponibles et une guerre sauvage, sans prisonniers. Mais l'armée rouge, composée après tout de paysans, n'était plus sûre. En mars 1921, le collapsus du pays arrivait au point de mettre en danger le pouvoir soviétique : Lénine décréta donc la trêve qui prit le nom de NEP A cette date un quinzième de la population, près de dix millions avait péri, par le fer et par le feu, par le choléra et le typhus, et surtout par la famine. Comme dans l'Allemagne de la guerre de Trente ans, l'ordre social et économique était entièrement ruiné. Aussi, en 1921, une famine se déclara sur la Volga, qui ne fit que cinq millions de morts supplémentaires, grâce à la mission Hoover qui put sauver quelques dix millions d'affamés. Lénine laissa opérer la Mission Hoover, quitte ensuite à faire fusiller la plupart des citoyens soviétiques qui avaient collaboré avec elle. De 1914 à 1917, pendant la grande guerre, l'empire russe s'était accru de huit millions d'habitants. Mais de 1918 à 1922, il en perdit quinze millions.

3 La deuxième phase de la guerre se prépara dès 1928. Le parti bolchevik n'avait jamais considéré la NEP autrement que comme une trêve, " un Brest Litovsk paysan, comme disait Riazanov, aussi nécessaire à cause du rapport des forces que le traité de Brest-Litovsk conclu avec l'Allemagne. La question était d'évaluer l'évolution de ce rapport de force. Pendant la trêve, l'agriculture soviétique se rétablit remarquablement vite. D'autre part, le parti augmentait en nombre, renforçait sa discipline, contrôlait sans partage les villes, les usines, l'école, les média, les intellectuels. On a beaucoup épilogué sur les divergences internes du Parti, sur une ligne droitière, représentée par Boukharine, une ligne gauchiste, avec par exemple, Préobrajenski ou Trotski, un centre où Staline avait soin de se placer. En regard de la paysannerie, il ne faut pas exagérer le désaccord. Tous veulent élargir le secteur étatisé, aucun ne s'est réconcilié avec l'économie de marché. La seule question est de savoir quand et comment reprendre l'offensive.

Dans cette prise de décision, les arguments les plus forts venaient encore de fausses analyses. La preuve qu'il fallait hâter le socialisme fut d'abord "la crise des ciseaux". Elle ne provenait pas de ladite crise, d'une malédiction du capitalisme mais tout simplement de la politique économique suivie qui consistait à baisser autoritairement les prix agricoles et à hausser les prix industriels. En 1928, vint la seconde preuve : la crise des grains. Ce n'était pas non plus une vraie crise mais un simple déséquilibre, pas très grave, que le jeu du marché ou une politique fiscale sensée aurait pu résoudre facilement. Il aurait suffi de relever le prix du blé à un niveau réaliste. Mais cette "crise" servit de  déclencheur à des mesures d'urgence, c'est-à-dire à un certain retour à la méthode des réquisitions avec envoi de trente mille activistes à la campagne. Le parti (la pseudo-droite boukharienne ayant capitulé) comprenait que l'heure décisive approchait. Mais puisqu'il était bolchevik, il fallait que la guerre contre le village fût "préparée politiquement" c'est-à-dire qu'elle fût présentée comme une guerre civile interne au village. Il fallut aussi créer de toutes pièces un dispositif imaginaire qui opposait le "paysan pauvre" prétendument assoiffé de collectivisation, au "koulak" avec entre les deux un "paysan moyen" tiraillé des deux côtés. En décembre 1929 Staline prononça le mot d'ordre fatal : "Nous avons passé d'une politique consistant à limiter la tendance exploiteuse des koulaks en tant que classe". Mais qui sont les koulaks Il faut distinguer le koulak réel du koulak métaphysique.

Le koulak naturel représente entre 3% et 5% de la population paysanne. Il n'a pas de définition formelle, mais en moyenne il a deux ou trois vaches, un dizaine d'hectares de labours pour une famille de sept personnes. Dans cette campagne devenue très égalitaire, son revenu n'est pas plus 50% supérieur à celui du paysan pauvre. En revanche, il produit 20% de la récolte des grains.

Le koulak métaphysique n'a que des rapports de coïncidence avec le koulak naturel. Il est par essence un ennemi de classe, un groupe sous-humain. Grossman, écrivain juif, affirme avec raison que le koulak est sous Staline ce que le juif est sous Hitler : une race maudite. Une fois dépouillé, il ne devient pas un "paysan pauvre", il reste koulak. Il ne peut s'embaucher comme ouvrier d'usine. Il ne peut s'enrôler dans l'armée. Quand les enfants n'étaient pas déportés avec leurs parents, ils erraient dans les champs et personne n'avait le droit de les recueillir. Ils moururent par milliers, comme des lièvres, dans le creux des sillons. 

La liquidation des Koulaks se fit selon la méthode des quotas, c'est-à-dire que pour remplir "le plan" on rafla n'importe qui, y compris des paysans "moyens" et "pauvres". Ces opérations échappèrent à tout contrôle et se firent dans une orgie de cruauté, de rapine et de dénonciation. Les historiens - y compris des sympathisants soviétiques comme Mosché Levin - s'accordèrent sur un chiffre de dix à quinze millions de déportés. Une grande partie fut jetée dans les marais ou les forêts sibériennes, sans outils, sans vivres. L'hiver venait et ils mouraient. Un cas entre autres : des dizaines de milliers, furent débarqués à Magadan, avec gardiens et chiens de garde. Trois mois après, tout le monde était mort, y compris les gardiens et les chiens. Je ne peux détailler. On s'accorde à penser qu'un quart des déportés ont péri, avec une très grande proportion d'enfants.

4          L'extermination de l'élite paysanne, des producteurs capables d'initiative, d'organisation, de progrès, cassa définitivement les reins à l'une des grands civilisations agraires du monde. Il ne restait plus qu'un troupeau apeuré et paresseux. Mais au moins la voie était désormais libre pour passer à la troisième phase de la guerre : la collectivisation, c'est-à-dire l'asservissement de tout ce qui restait des paysans.

Selon la fiction, les paysans moyens et pauvres aspiraient à la collectivisation. Pour que la fiction s'empare effectivement de la réalité, ce qui est l'essence du bolchevisme, l'atmosphère violente et hystérique du communisme de guerre fut recréée. En 1929, vingt-cinq mille activistes furent envoyés dans les villages pour y résider et préparer la collectivisation. L'année suivante soixante-quinze mille activistes furent envoyés en renfort. Ce qui les animait était la foi enthousiaste dans le pouvoir technique des tracteurs (bien que ceux-ci n'existaient pas encore), la haine du koulak et de la propriété privée, la confiance dans le processus de révolution mondiale. Pour mieux assurer ce que les paysans appelaient "le second servage" (vtoroe krepostnoe pravo), on veilla à ce que chaque village eût désormais la prison. En même temps que les terres, furent saisis aussi tous les ateliers de l'artisanat agricole.

De toutes leurs forces, les paysans essayèrent de résister : assassinats, manifestations armées, émeutes, et trait original, manifestation de femmes. Mais ils n'avaient plus guère de force et le contrôle du Parti était plus étroit. Alors, dans une sorte de désespoir suicidaire, ils massacrèrent leur bétail. Environ la moitié du troupeau de bovins et d'ovins fut sacrifié en 1930.

C'est pourquoi, devant le désastre, Staline décida une retraite temporaire. En mars 1930, il publia des articles, comme toujours empreints de modération, de sagesse et d'humanité, dans lesquels il stigmatisait les "distorsions", dans l'application de la ligne du Parti et condamnait toute atteinte à la liberté des paysans et au caractère volontaire de l'entrée dans  le kolkhoz. Aussitôt les 2/3 des kolkhozes disparurent comme par enchantement.

Au paysans était aussi concédé un lopin, avec le moyen de le cultiver, une vache, un mouton, un cochon. C'était une concession au paysan comme à la réalité économique. Mais ce fut sa dernière victoire. Son dernier succès plutôt, car, en comparaison de la NEP qui avait duré plusieurs années, ce ne fut qu'une trêve de quelques mois.

Plusieurs mesures furent prises pour rendre la sortie du Kolkhoz difficile, puis virtuellement impossible. Une deuxième vague de dékoulakisation fut déclenchée. Les nouveaux déportés n'étaient plus des koulaks dans aucun sens économique, mais seulement des adversaires repérés de la collectivisation. Finalement, en 1934, celle-ci était à peu près achevée. Les vingt millions d'exploitations individuelles étaient regroupées en deux cent quarante mille plantations serviles, décorées du titre de fermes collectives. Plantations serviles ; en effet, nous sommes plus proches de l'esclavage de plantation que de l'ancien servage russe aboli en 1861. Une bureaucratie nommée par le Parti dirige la plantation, décide des semailles, des labours. Elle veille à ce que les prélèvements d'Etat soient assurées, sans considération pour les besoins des  kolkhoziens. Ceux-ci sont payés à la journée-travail, calculée de telle sorte qu'ils doivent travailler plusieurs jours sur les champs avant d'avoir le droit d'être crédités d'une seule "journée-travail". Par exemple, dans tel kolkhoz ukrainien, les paysans sont payés au titre de cent cinquante journées-travail par ans, ce qui ouvre droit à deux livres de pain par journée et assez d'argent liquide pour acheter à la fin de l'année une paire de chaussures. Le réseau des plantations est maillé par les MTS; Stations de Machines et Tracteurs, qui sont souvent sans machines ni tracteurs, mais sont de stations de contrôle politique efficace. Chaque MTS a en effet une section politique nommée par l'OGPU.

En 1932, la victoire des Bolcheviks est donc complète. Le gain économique est nul. L'agriculture est en ruine, et le restera jusqu'à nos jours. En 1954, Krouchtchev reconnaîtra que la production per capita de l'agriculture soviétique prétendument mécanisée est inférieure à celle qu'obtenait le moujik avec son araire de bois quarante ans auparavant. Il y a aussi moins de bétail; quant à croire que la ruine de l'agriculture a permis l'industrialisation, c'est un thème des économistes staliniens et une imagination des économistes occidentaux. Une culture paysanne souvent riche et savoureuse a été anéantie. Il resta un terrain vague et des esclaves passifs. En revanche, le gain politique est prodigieux, dans la ligne du moins de l'utopie au pouvoir. Maintenant le contrôle du monde paysans, de la production agricole, de la semaille à la récolte, est achevé, au moins en théorie, puisque se développe en même temps la corruption, le marché noir et le vol généralisé. Reste le socialisme, le triomphe de l'idée socialiste.

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   5 Et pourtant, il y eut au delà de ce triomphe, une quatrième phase. Cette fois, il ne s'agit pas de vaincre une paysannerie comme telle, comme porteuse de l'individualisme "capitaliste", mais de l'écraser comme porteuse de l'identité nationale, spécifiquement de la nation ukrainienne.

La domination sur l'Ukraine avait été depuis 1917 une des premières priorités du pouvoir bolchevik. Il avait su s'entendre avec l'Allemagne pour la préserver, et ensuite utiliser l'impérialisme des généraux blancs, qui, avec l'accord de la France, étaient ouvertement aussi intransigeants que les Bolcheviks l'étaient secrètement, sur le point de la "Russie une et indivisible". Cependant, même après la reconquête de l'Ukraine et la dissolution de son jeune et fragile Etat, même une fois écrasée la guerre des paysans, encore plus féroce qu'ailleurs,la NEP de Lénine prenait le sens d'une concession à l'esprit national. De fait, jusqu'en 1928-1929, l'Ukraine jouit d'une certaine personnalité nationale et culturelle, sous la férule d'un parti communiste dont la tendance à s'ukrainiser était regardée avec inquiétude par Moscou. On pouvait épurer périodiquement ce parti, lui donner des chefs nouveaux (comme l'atroce Kaganovitch), réprimer et exterminer les élites, l'esprit national, comme il en avait toujours été en Ukraine, se réfugiait dans les profondeurs de la masse paysanne. Avec sa lucidité habituelle, Staline notait : "le problème de la nationalité est dans son essence un problème paysan" Mais comment le résoudre?

Staline conçut probablement la bonne solution en regardant ce qui s'était passé en 1930-1931 en Asie Centrale et surtout en Kazakhstan. Dans toute l'URSS le résultat de la collectivisation avait été désastreux. Mais au Kazakhstan, pour plusieurs raisons, ce fut la catastrophe. Un tiers environ de la population kazakh était morte de faim. L'idée était trouvée : la famine.

La collectivisation et la dékoulakisation avaient été menées en Ukraine avec une brutalité particulière, et en 1932 elles étaient achevées. Bien sûr, la production agricole avait baissé d'un tiers. Or en juillet 1932, Staline décida que le prélèvement de céréales sur l'Ukraine serait de sept millions de tonnes, soit le chiffre de 1930. Cela équivalait à une condamnation à mort.

C'est l'organisation minutieuse de l'exécution qui donne à la famine - la terreur ukrainienne - le caractère d'un génocide, le second en date de notre siècle, après celui de l'Arménie et avant celui des Juifs. Pendant l'automne 1932, la campagne ukrainienne prit l'allure d'un camp de la mort. Le règlement du camp prévoyait la mort ou la prison pour le vol de la propriété socialiste, c'es-à-dire de quelques pommes de terre. Dans le village de Mala Lepeykha des paysans furent fusillés, en groupe, pour avoir déterré et mangé un cheval mort. Des miradors de surveillance furent dressés dans la campagne. Un tiers des petits  responsables des kolkhozes, fut arrêté. Ils furent remplacés par des brigades d'activistes à demi-brigands, dépêchés depuis les villes, qui ramassaient les grains et dépouillaient à fond le paysan. Les villes furent entourées d'un cordon de troupes, pour que les paysans affamés ne pussent s'y réfugier. Le chemin de fer leur était interdit.   

A la fin de l'hiver, on commença à mourir en masse. Au printemps, les foules titubantes sortirent des villages et essayèrent d'entrer dans les villes. On le dispersa à la mitrailleuse. Elles revinrent dans les isbas, mangèrent les harnais, les chaussures, parfois les enfants, se couchèrent et moururent. L'été 1933; sur des étendues immenses, régnait un étrange silence. Pas un oiseau, pas un rat, pas un mulot. Le blé en herbe avait été dévoré. Dans les maisons, les cadavres, par familles entières, se desséchaient. Personne pour enterrer les morts. Une partie du blé raflé pourrissait à l'air libre, en grand tas gardé par des soldats qui tiraient comme des lapins les enfants qui furtivement essayaient de passer sous les barbelés. A la fin de l'été, des équipes de Russes vinrent nettoyer à la pelle cette ordure et s'installèrent dans les villages ukrainiens déserts. La même année 1933, l'URSS exporta deux millions de tonnes de blé, de quoi nourrir toute l'Ukraine. On compte que cinq millions d'Ukrainiens, 20% de la population paysanne, avaient péri, à quoi il faut encore ajouter deux millions de morts, en général ukrainiens, sur le Don et dans le Kouban.

II

Maintenant il faut faire réflexion de ces événements soviétiques sur notre épisode vendéen. Je connais ce dernier beaucoup moins que vous, et peut-être ce que je viens de raconter éveille en vous des pensées sur la Vendée qui ne peuvent me venir à l'esprit mais qui sortiront dans la discussion. Voici, tout de même, comment à priori, je conçois la comparaison. 

L'échelle, je l'ai dit, est incomparable. D'un côté dix-huit mois, trois départements, deux cent mille morts. De l'autre quinze ans, la totalité du territoire soviétique, et environ deux fois plus de morts que n'en  n'avait dans toute l'Europe la guerre de 1914-1918. Récapitulons : 1918-1922, quinze millions (y compris la famine de 1921-1922) - dékoulikasitation , six millions cinq cent mille - catastrophe de Kazakh, plus d'un million - famine provoquée de 1932-1933 en Ukraine, et au Kouban, sept millions.

Toutefois, pour reprendre la question "khagneuse" y a-t-il entre la guerre contre les paysans en URSS et la Vendée une différence de degré ou une différence de nature? Je me bornerai à effleurer trois points;

 

 1 Le premier est la faiblesse du mouvement social en URSS.Nous touchons là à la grande différence entre la révolution  française et la révolution bolchevique. La première est l'accouchement terriblement laborieux et coûteux d'une nouvelle société, d'un nouveau régime. L'ancien régime était viable et réel, le nouveau régime est également viable et réel. Ce qui fait que le passage de l'un à l'autre est d'une extrême complexité historique. Nous reconnaissons cette complexité dans l'affaire de Vendée : La situation de la noblesse, les affaires de l'Eglise, le monde bourgeois des villes, les différenciations au sein de la classe paysanne, les idéaux des chefs vendéens et républicains, les nuances à l'intérieur des classes, des groupes, des familles, tout cela est inextricable et je crois la guerre de Vendée, si réduite en dimension par comparaison avec la guerre soviétique, infiniment plus compliquée et riche. La guerre soviétique est anormalement, inhumainement simple.

 La guerre soviétique est l'assaut frontal et obstiné d'une secte au pouvoir contre une masse presque indifférenciée de paysans, désignée par l'idéologie de la secte comme ennemies, qu'il convient soit d'anéantir, soit de couler dans les cadres draconiens préparés pour elle. En face, les paysans se cantonnent dans un rôle purement défensif Ils défendent leur propriété, puis, quand celle-ci leur est ôtée, leur mode de vie, et quand celui-ci est à son tour détruit, leur vie puis enfin leur survie.

De là le rôle semble-t-il faible, joué par la persécution religieuse. Ce n'est pas que celle-ci fût moins vive. En 1922, quand la famine qu'il avait provoquée faisait encore rage, Lénine somma l'Eglise de remettre tous les objets liturgiques précieux qu'elle possédait afin "de secourir les affamés". C'était en fait le dernier stade d'une première campagne d'éradication de l'Eglise, commencée en 1918. Cependant le répit de la NEP s'étendit à l'Eglise qui se reconstitua immédiatement. La seconde campagne dura de 1929 à 1932, et la plupart des prêtres furent déportés dans les koulaks, fréquemment en tant que koulaks. La collectivisation ferma les églises de villages et leurs icônes furent confisquées ou brûlées : 80% des églises étaient fermées en 1930. Quant aux uniates d'Ukraine, ils furent traités comme toujours plus sévèrement encore. Mais on a l'impression, pour parler en marxiste, que la déchristianisation fut la destruction d'une "superstructure", moins sensible, aux yeux du monde paysans que "l'infrastructure" à savoir la terre, le pain et les hommes. De là encore la passivité des villes. En Vendée, elles étaient des centres républicains actifs. En Russie, nullement des centres actifs du socialisme. Elle subissaient passivement. Mais elles étaient mieux nourries, parce que le pouvoir prenait à leur égard certaines précautions politiques. En particulier, il utilisait la permanente menace de pénurie pour tourner l'opinion contre les paysans et d'abord contre les koulaks responsables de rétention de grains. Aussi les foules urbaines étaient-elles plutôt rassurées d'être protégées de l'invasion des meurt la faim" par des cordons de troupes, et peu solidaires des malheureux qui, ayant réussi à passer les barrages, venaient mourir sur le trottoir, comme des rats. 

Le second point, corollaire du premier, est la perfection, l'achèvement, la cohérence de l'idéologie léniniste par contraste avec l'idéologie jacobine.

Le Jacobinisme n'a pas eu le temps de se constituer en idéologie, - c'est-à-dire en système "scientifique", garantissant le cours de l'évolution historique et remodelant le corps social sur le modèle immanent qu'il contient en puissance. Il fait appel à la "vertu". Il accepte formellement le droit et la propriété. Quand il dérive vers la terreur, vers le règne meurtrier de la parole vide, on a l'impression qu'il ne comprend pas ce qu'il fait, qu'il est surpris par son propre mouvement. On a dit que les Français avaient fait la Révolution et que les Allemands l'avaient pensée. En effet, il manque à l'utopie jacobine cet élément réflexif et systématique que l'élaboration intellectuelle allemande a conféré à l'utopie marxiste. Pour reprendre la distinction que Schiller appliquait à la poésie, le Jacobinisme est "naïv" et le marxisme "sentimentalisch". Les Russes ont pensé la Révolution avant de la faire : ils ne l'ont pas faite innocemment. 

Lénine et ses compagnons n'ajoutèrent pas la moindre brique à la théorie marxiste Ils n'innovèrent que dans le domaine des moyens de prendre le pouvoir et le garder. Mais le pouvoir, pour quoi faire? Pour construire le socialisme. Mais comme nous sommes dans l'utopie et que la réalité refuse de se plier au projet plaqué sur elle, il faut plus de pouvoir, toujours plus, à mesure que la réalité s'échappe, ou dépérit. Le socialisme et le pouvoir sont donc alternativement le but et le moyen, pour finalement se confondre dans une course sans fin. Au terme nous n'avons pas de nouvelle société. Nous n'avons pas non plus de socialisme. Nous avons du pouvoir, qui devient total au moment où il ne règne plus que sur le rien. Et quand ce pouvoir s'évapore à son tour, comme nous voyons aujourd'hui, le rien demeure 

Toutefois, voici un élément de ressemblance : l'aisance, la facilité, la bonne conscience dans le massacre. Dans nos trois départements vendéens, après tout, la proportion des morts est comparable à celle de l'Ukraine. Les ordres de destruction de la Vendée ont été publics, malgré leur férocité. Les exterminateurs ne se cachaient pas, se vantaient au contraire de n'avoir épargné personne, ni femmes, ni enfants. Ils étaient fiers d'avoir embroché ou brûlé ces graines de "brigands", "Brigand" comme mot de passe de bon à tuer, vaut "koulak". Nous ne savons pas ce qui se serait passé en France si les Carrier, les Tureau,, les Robespierre étaient restés en place quinze ans de plus.

La violence est présente dès les premiers pas des révolutions russes et françaises. Mais la violence glaciale, organisée impersonnelle, à grande échelle apparaît après octobre et après le 10 août Remarquons que la Tcheka est créée par Lénine avant même que la moindre résistance se soit manifestée à son régime. Cette avance des Bolcheviks s'explique par le fait qu'ils s'y préparaient avant l'événement, et que pour cela ils se référaient consciemment au précédent jacobin.

Ses adversaires accusaient Lénine d'être mauvais marxiste parce qu'il était au fond un Jacobin. Mais, Jacobin, il était fier de l'être. Alors qu'il était un minuscule conspirateurs en exil, il proclamait la nécessité de la terreur. Marat fut un précoce héros soviétique et un nom de cuirassé. Trotzky, en décembre 1917, avertissait les ennemis de classe qu'ils ne risquaient pas la prison mais la "guillotine". La Vendée fait partie de l'histoire canonique révolutionnaire telle qu'elle est enseignée dans les écoles communistes par toute la terre : comment ne pas trembler devant la contre-révolution. La Vendée a été exterminée systématiquement après qu'elle eût cessé toute résistance. De même, l'Ukraine après qu'elle eût été dékoulakisée et collectivisée. Ces deux opérations ont été expédiées en moins d'un an. 

Il demeure bien sûr une énigme : à quel genre appartiennent les doctrines qui permettent à des gens ordinaires d'exercer par routine la cruauté et le meurtre contre des gens ordinaires. Les doctrines qui disent à l'homme pour reprendre le mot de Hugo : "Tu peux tuer cet homme avec tranquillité."

En conclusion, il faut considérer le silence, l'amnésie et l'amnistie qui ont suivi la Vendée et la guerre bolchevique contre les paysans. Tureau, sauvé par l'esprit de corps militaire, est nommé ambassadeur aux Etats-Unis et son nom est inscrit par Louis-Philippe sur l'Arc-de-Triomphe. Nos historiens libéraux, Thiers, Mignet, Guizot mettent la Vendée entre parenthèse. Taine, le Solenytsyne du Jacobinisme, ne l'isole pas comme une accusation particulière dans son réquisitoire. L'historiographie de gauche l'excuse ou la justifie. C'est que la Vendée s'inscrit dans un processus qui aboutit à quelque chose qui existe, qu'on l'aime ou non, le nouveau régime, la nouvelle société. Qu'on cherche à pacifier ou à stabiliser ou bien qu'on cherche à l'exalter, il vaut mieux, dans les deux cas, demeurer discret sur la Vendée.

Le silence sur la guerre bolchevique contre les paysans est aussi profond mais d'une autre nature. La guerre des paysans proprement dite qui va de 1918 à 1921 est faiblement documentée et se noie dans le phénomène général de la guerre civile. La dékoulakisation et la collectivisation sont présentées comme un vaste mouvement social et politique venu des profondeurs du pays et guidé par le Parti. C'est faux, mais il est vrai que "le peuple" a été forcé de participer, de manifester, d'applaudir à ces opérations conduites essentiellement par le Parti et la police. L'événement n'est pas nié, mais il est falsifié, tant aux yeux des des soviétiques que de l'opinion internationale.

Le génocide ukrainien garde, au contraire, le caractère d'une opération secrète et inavouée, et en cela il annonce le génocide hitlérien.

De la documentation filtrait pourtant. Les principaux journaux d'Europe et d'Amérique oublièrent des reportages; Les mouvements en exil faisaient vainement le siège des chancelleries et des parlements. La méthode soviétique fut de fournir des contre-témoignages prestigieux afin d'annuler les premiers ou au moins de les réduire au rang "d'opinions" discutables ou d'hypothèses controuvables. Ainsi fut mis à contribution ce fameux désinformateur qu'était le journaliste américain Walter Duranty. Ou encore fut organisée un voyage à la Potemkine pour Edouard Herriot, qui ne vit ou ne voulut voir que des villages opulents et déclara  au retour : "Lorsque l'on soutient que l'Ukraine est dévastée par la famine, permettez-moi de hausser les épaules.

Le silence perdure. Quand en 1972 je m'efforçai de faire connaître et traduire le bouleversant récit de Grossman Tout passe, je rencontrai des "mesures actives" qui s'étendaient à travers la CGT jusque dans les imprimeries, et le livre disparut presqu'aussitôt que paru. Si je rassemble la bibliographie existante sur les faits que j'ai relatés, je ne trouve qu'une dizaine de livres importants, dont un seul est synthétique et "schorlary", superbe il est vrai, mais qui n'est pas traduit en français " Harvest of sorrow  de Robert Conest (1986). Q'un événement gigantesque en "quantité", effrayant en qualité n'ai eu de reflet historiographique complet que dans un unique ouvrage ajoute une note mystérieuse, qui étend au monde entier "le mystère d'iniquité" que je vous laisse méditer.

Alain Besançon

Dans Plamia N° 86  

 

    

 

 



02/01/2017
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