La religion, le culte de la personnalité et l'Etat Séculier par Alexandre Men

 La religion, le culte de la personnalité et l'Etat séculier

(Par Alexandre Men ) (publié dans "Plamaja n-80) 

(Remarques faites à la lumière de l'histoire de la religion 

Et la terre entière, étonnée, suivit la bête

et l'on se prosterna devant le dragon,

parce qu'il avait donné le pouvoir à la bête,

et on se prosterna devant la bête, en disant : 

"Qui est semblable à la bête et qui peut lui faire la guerre? "

Et lui fit donnée une bouche qui disait des énormités et des blasphèmes.

Apocalypse de saint Jean 13;3-5

Une pensée m'a troublé dès mes années d'école, lorsqu'un de mes condisciples s'est tué accidentellement, au cours d'un entraînement sportif. Ceux qui assistaient à ses derniers moments, m'ont rapporté qu'il s'entretenait avec Staline, qui "venait le prendre avec lui". Pour nous, ses camarades, cela fit problème : car précédemment nous n'avions jamais remarqué qu'il ait affiché quelque "idéologie" que ce soit (comme on disait alors); C'est à ce moment que ce soupçon m' effleuré pour la première fois ; "Mais c'est de la religion . Dans l'âme de celui qui allait mourir, quelque chose de supérieur, de sacré, la sainte image du "père", que nous avions été habitués à rendre grâce pour notre enfance heureuse..." Avec les années ce soupçon est devenu une conviction, renforcée par de nombreuses observations et, en fin de compte, ce m'a aidé à comprendre la gigantesque tragédie historique qui a été le cadre de ma génération .

L'urgence de la question

Aujourd'hui, alors que débute chez nous un processus, difficile mais bienvenu, de désintoxication et de guérison de la société, de plus en plus souvent et de plus en plus instamment on répète une même question ; Comment donc cela fut-il possible? Qu'est-ce qui a engendré cette longue "nuit polaire" de l'histoire qui s'attache au nom de Staline et de ses complices? Qu'est-ce qui les a poussés à faire la guerre, avec un incroyable cruauté, aux peuple de leurs propres pays? Et comment cet homme, qui se conduisait chez lui comme un conquérant dans un territoire occupé, a-t-il pu prendre l'image d'une diversité terrestre? 

Ce problème n'est pas limité à la sphère de la science historique qui, sereinement et à loisir, peut étudier "les affaires des jours depuis longtemps révolus", comme les compagnons de Gengis Khan ou de Baty. Car il s'agit de quelque chose d'une importance extrême pour nous, en ce moment même, à l'époque d'une crise sociale d'une si grande ampleur, qui est issue d'un torrent de crimes dont des millions de témoins et d'acteurs survivent aujourd'hui encore. 

Il est difficile de guérir une maladie sans savoir son origine, et si on ne trouve pas les moyens de la guérir, des récidives sont toujours possibles, même lorsque le danger initial est passé. Chez les gens demeure la crainte d'un retour de l'arbitraire. La révélation de nouveaux faits monstrueux de la terreur n'apporte pas uniquement la joie de voir la vérité apparaître au grand jour mais aussi une crainte pour l'avenir, en particulier l'avenir de nos enfants. Et il est  bien naturel que les économistes et les sociologues, les écrivains et les psychologues soient avides de scruter les motivations du stalinisme. Ils l'examinent sous tous ses aspects, ils avancent de multiples hypothèse sur sa nature et son origine.

La référence à la détestable nature de Joseph Djougachvili semblent plus superficielles et plus fragiles. Il y a eu toujours et partout des despotes et des gens sans principes, de sadiques et des intrigants;

Mais comment expliquer que la sixième partie du globe ait pu se trouver entre les mains d'un tel homme et qu'il n'ait été entouré d'un halo divin? Ce ne peut être uniquement dû au caractère de Staline.

Et si vraiment il avait été - comme le disant les apologistes -, un génie universel ayant droit à l'admiration générale que l'on aurait placé pour cela sur un piédestal surhumain - et, en définitive, - au-dessus de la loi? La chose semble bien invraisemblable. Staline n'avait pas le charisme du Mahatma Gandhi Il n'avait l'intellect de Lénine, il n'était un grand écrivains comme Jules César, il n'avait pas la bravoure personnelle d'une grand chef de guerre, comme Alexandre de Macédoine, Souvorov, ou Napoléon. Ce n'était même pas un orateur brillant, capable d'enflammer les foules par son enthousiasme. Staline a certes prétendu jouer un rôle décisif dans tous les domaines de la science et de la culture, mais ses prétentions sont de la fiction pure. Séminariste manqué, il ramena la philosophie au niveau "du quatrième chapitre" *)

(*) Allusion au chapitre IV de l'Histoire du Parti Communiste (bolchevique) (1938) Précis rédigé par une commission du Comité central selon les sous-titres mais qui pourrait avoir été rédigé par Staline lui-même. C'est dans ce chapitre qu'il explique le matérialisme dialectique et le matérialisme historique, en particulier la dialectique marxiste, qui permet le passage des changements quantitatifs aux changements qualitatifs. (Note de Plamja)
 
Il coiffa la science historique et économique d'une écheveau de mensonges, il étouffa la génétique et la sociologie, la linguistique et la cybernétique, l'art et la littérature.
On peut appeler "effet du Morceau de Saxe" tous les succès de la nation qui furent attribués à Staline, y compris la victoire pendant la guerre. Mais dans le conte d'Hoffmann, cette éclipse des esprits qui leur fait mettre tout ce qui est bien au compte du méchant nain,c'est le résultat de la sorcellerie. Qu'est-ce qui a bien pu ensorceler, obscurcir à ce point la conscience de millions de personnes adultes, alors que le pays avait faim, qu'on éliminait moralement et physiquement les écrivains et les savants, les musiciens et les artistes, les vétérans de la révolution et les chefs de guerre?
Des expériences irréfléchies, bâties sur des ossements humains, avec des canaux merveilleux et ces "transformations de la nature", ces génocides commis contre les nations et les classes sociales, les lancinants barbelés des camps, la destruction de la morale d'une société dans laquelle on sema l'esprit de méfiance, de peur, de dénonciation et en même temps une foi aveugle dans le génie, la sagesse et la droiture du "père des peuples." ... Il y a vraiment là quelque chose d'inconcevable, d'irrationnel.
Certains historiens et publicistes, surtout en Occident,affirment que le régime stalinien est un phénomène typiquement russe, le résultat de la faiblesse des traditions démocratiques qui régnaient dans le défunt empire tsariste.Mais s'il ne s'agissait que de cela, comment alors expliquer les phénomènes analogues qui se produisirent dans d'autres pays, la déification de Mao Tsé-Toung, la dictature de Pol Pot, les "cultes mineurs" dans l'Europe Orientale. Comment, enfin expliquer l'autocratie (bien que sous une autre forme) en Allemagne, en Italie, dans une série de pays de l'Amérique latine? Sous une grande variété d'idéologies et de slogans, chez des peuples qui diffèrent par la culture, la race, la tradition, nous trouvons une similitude accablante des symptômes de base de la maladie : la transformation de la démocratie en une mystique du chef, laquelle devait bien entendu conduire à une adoration frénétique du dictateur. Nous sommes nombreux à y avoir réfléchi, ne fut-ce qu'en voyant le film : "Le fascisme ordinaire."
De toute évidence, la cause de ce phénomène est à chercher avant tout non dans le domaine socialo-psychologique, mais aussi dans la nature même de l'homme.
Aussi bien que l'amour de la liberté, la tendance à la fuir et à reporter sur autrui notre responsabilité devant le risque, l'initiative, l'action et la parole, tout cela appartient en propre à la nature humaine. Ce genre de pulsion est très bien décrit  dans les articles du psychologue Leonid Radzichovskij. "La peur de la lumière, -écrit-il, la peur de la raison, le manque d'habitude ou de désir de penser par soi-même, de faire appel à son propre jugement. Le besoin de la foi, du secret, de l'autorité. Se fondre dans l'unité, perdre son individualité, devenir une partie de la foule - en fait uniquement pour ne pas vivre dangereusement -, on veut donner à tout cela un sens supérieur, on y voit un gage d'éternité." (1)
Presque tous les autocrates, de façon consciente ou inconsciente, ont exploité ce complexe de sentiments; Il faut reconnaître que l'on trouve aussi quelque chose de semblable dans l'histoire de la religion. Nous y reviendrons, mais remarquons dès à présent que dans ce noeud psychologique s'entremêlent bizarrement deux éléments de type différent tout d'abord ce qu'on appelle la "conscience agraire", qui aspire à être soumise à une main ferme et, en second lieu la tendance connue et justifiée de l'esprit humain à découvrir une vérité supérieure, un sens à l'existence.
Si entremêlés que soient ces deux éléments dans le cours de l'histoire, leurs racines sont bien différentes.
La soif de soumission est un atavisme, un instinct, que les hommes ont hérité des associations de carnassiers, une règle à ceux qui se soumettent à des leaders. Quant à la quête du sens de l'existence, d'un idéal, c'est un trait inséparable de la culture, c'est une propriété de l'homme en tant qu'être spirituel.
Le psychiatre et philosophe bien connu Eric Fromm considère que l'orientation vers les valeurs supérieures est une condition nécessaire à l'harmonie de la conscience. Mais ce qui est loin d'être sans importance, c'est vers quoi se fait cette orientation. Si son objet ne sort pas des limites de l'organique, du passager, du "périssable", elle risque de n'engendrer que des formes diverses d'idolâtrie. C'est ce genre de risque, en particulier, que contient en soi l'idée que l'homme est "la mesure de toute chose", idée qui nous est venue de l'antiquité.
  Comme explication, voici un exemple concret. Dans un de ces poèmes, Evgenij Evtouchenko - un vétéran de notre démocratie - parle avec une colère justifiée d'Hitler, de Beria, de Pinochet. A ce propos il proclame aussi la foi en l'homme. Mais Hitler, et Beria, et Pinochet, et d'autres criminels avec leurs complices, ce sont aussi des représentants de l'espèce humaine. Cela signifie que, pour le poète, "la mesure de toute chose" ce n'est pas seulement l'homme mais quelque chose d'autre qui, élève l'humanité au-dessus du niveau des Hitler, des Beria, des Pinochet.
Un des secrets de l'époque stalinienne, consiste justement dans le fait que, ayant commencé par créer un ide religieux, elle réunissait dans ce même courant les pulsions ataviques et spirituelles des gens. Elle avait réussi à unir dans la conscience du peuple l'idéal supérieur."mesure de toute chose", avec la figure mythologique du chef et en même temps elle dotait celui-ci des attributs de la divinité, ainsi que dans pouvoir sans limite. De nos jours l'anatomie de ce processus devient   plus évidente. Et on en voit clairement aussi les conséquences fatales.
A vrai dire, je suis loin de porter un jugement en bloc sur les avocats actuels de Staline. Leur destin, leur condition spirituelle, me paraissent profondément tragiques. On comprend trop bien pourquoi ils ferment les yeux devant des faits incontestables dont on trouve la trace dans les déclarations du parti, dans des documents authentiques et des témoignages. L'important n'est pas tellement que la reconnaissance de pareils faits détruit la valeur de bien des choses qui ont constitué leur passé. L'important c'est que la déchéance du dictateur et de ses hommes de main porte un coup à la croyance sacrée des "staliniens", fait trembler le sol sous leurs pieds, et entraîne la ruine de presque tout ce sur quoi reposait leur vision du monde. Bref, il s'agit là d'un attentat contre leur foi, une foi qui en elle-même était une des principales "courroies de transmission" de l'autocratie.
En premier lieu, les mots "culte de la personnalité" furent employés comme un euphémisme pudique pour désigner la période stalinienne; et d'emblée on eut l'impression qu'on traitait un problème purement académique concernant le rôle de la personnalité dans l'histoire. Il n'empêche que le mot "culte" était bien choisi; il souligne le caractère religieux, ou -pseudo-religieux si on préfère - de ce phénomène.
Dans un lointain futur, quand la tableau de ce désastre sera suffisamment complet; on trouvera peut-être une explication exhaustive à tout ce qui s'est passé. Je veux seulement effleurer un des aspects du problème; quelle place le culte de Staline occupe-t-il  dans l'histoire de la religion en tant que culte? Après quoi se posera la question quel est aujourd'hui l'antidote capable d'empêcher le retour de la maladie?

Du sorcier à l'empereur romain.

Il convient de partir de loin : de la haute antiquité.

Pour autant que je sache, dans notre littérature, le premier pas dans cette direction fut celui L. Chaoumian dans son article "Culte de la personnalité"; au tome 3 de l'Encyclopédie Philosophique" (2) Bien que l'auteur se place principalement au point de vue politique, son principal mérite est son exposé sur la genèse du "culte" et le lien de ce culte avec les monarchies sacrée théocratiques de l'Antiquité.

Effectivement, la divinisation des porteurs du pouvoir suprême a été largement connues dans une série d'Etats de l'orient classique. Souvent, les souverains n'y étaient pas considérés simplement comme des hommes dont la position dominante était sanctionnée par la religion, mais bien comme les descendants directs des dieux, détenteurs des forces surnaturelles.

Durant des centaines et des milliers d'années, ces vues furent acceptées sans la moindre critique, comme allant de soi; elles appartenaient à cette catégorie d'idées que l'ethnologue Lucien Levy-Bruhl appelait "représentations collectives".

La foi dans la divinité des gouvernants constituait une part considérable de la vision du monde des sociétés anciennes et elle jouait dans leur vie culturelle et sociale un rôle qui n'était pas négligeable. C'est cette foi qui amena les Egyptiens à construire des "demeures éternelles", des pyramides pour les pharaons (remarquons en passant qu'elles n'étaient pas seulement des tombeaux ou des mémoriaux, mais qu'on les considérait comme des habitations pour l'âme du souverain qui mène après sa mort continuait à participer aux affaires du pays.)

Voici une analogie bien intéressante avec notre époque, les "souverains dieux", ne comptaient point trop sur l'initiative et la créativités des hommes; l'instrument docile qu'ils créèrent fut un réseau multiple de fonctionnaires. L'activité de ces bureaucrates de l'antiquité est attestée par l'énorme quantité de documents sur argile et sur papyrus que les archéologues continuent à découvrir (et combien de ces documents auront disparu sans laisser de trace.)

En certains cas il est même possible de dater le début adoration des empereurs. C'est ainsi que dans les cunéiformes de Mésopotamie on commença au nom du monarque "le signe divin", l'étoile, dès le troisième millénaire avant notre ère, sous Naram-Suen Pour une bonne part cependant les origines du culte royal se perdent dans la nuit des temps qui ne connaissent pas l'écriture.

Il y a des raisons de croire que ce culte fut précédé par des formes primitives de pouvoir qui s'appuyaient sur la magie,sur la magie en tant que système de pensée. Ce système dérivait de la conviction qu'il existe en toute éternité un ordre cosmique, devant lequel l'homme doit s'incliner mais sur lequel il peut cependant agir au moyen d'actes déterminés - les rites magiques.

Bien qu'on pratique la magie se soit souvent infiltrée dans la conscience religieuse, elle fut en fait un adversaire de la religion. L'authentique vénération religieuse devant l'Infini était remplacée dans le système magique par le recours au pouvoir des gens qui savaient contraindre les forces cosmiques à se mettre au service de leurs intérêts propres.

Il est donc compréhensible que dans la Bible la magie s'oppose à la vraie foi, qui s'exprime par l'amour et la confiance enfers le Créateur. C'est visible déjà dans ce qui est dit du premier homme, qui cherchait à être l'égal de la Divinité.; Sa prétention  au pouvoir autonome ("la connaissance") sur la nature, sur "le bien et le mal" (la Bible entend par là le monde entier) fut considérée comme un orgueil destructeur et dangereux.

L'histoire de la société primitive complète l'esquisse du récit biblique par un contenu tout à fait concret. Les gens qui étaient considérés comme les détenteurs des "leviers" de la magie - conjurateurs, chamans, sorciers, jouissaient dans cette société d'un pouvoir et d'une influence immense. Pour reprendre les mots de Sigmund Freud, le mage, le magicien (fut à l'aube de l'humanité ce surhomme que Nietzche n'attendait que du futur. (3)

 Quelle que soit l'explication de ce fait (facteurs sociaux, phénomène paranormaux ou suggestion) ce qui nous importe pour l'instant c'est qu'il servit de prélude au culte du monarque et du guide. James Frazer, dans "son Rameau d'or" s'est déjà efforcé de rechercher par quelles voies l'idée de pouvoir sacré était née de l'autorité surnaturelle du mage, puis s'est développée dans les étapes ultérieures de la civilisation.

Et pourtant, bien que ce soit paradoxal au premier abord, le pouvoir de l'empereur dieu ne pouvait être absolu au plein sens du terme.

L'Orient antique n'admit pas une parfaite identité de la volonté du monarque avec la volonté de la divinité suprême, avec les lois éthiques et les traditions de la religion. Quelles que fussent ses prérogatives sacrées, il était nécessaire au souverain de composer de quelque façon avec les commandements et les traditions, de se présenter comme leur "exécuteur" ou leur "gardien" . Voilà pourquoi les souverains d'Egypte, de Babylone, d'Iran devaient constamment manifester leur dévotion et déclarer leur fidélité "au droit et à la justice". Bref, en principe, le monarque, même entouré de la sainte auréole, n'était pas considéré comme "la dernière instance de la vérité."

Un tel ordre de choses constituait pour l'autocratie une frontière connue, limitant son  activité. Une limitation de ce genre s'est manifestée avec une même violence dans deux cultures différentes - celle de l'Ancien Testament et celle de la Grèce antique.

Dans l'Ancien Testament la Loi de Dieu était sans équivoque la règle de comportement proclamée pour n'importe quel homme, qu'il fût simple paysan ou qu'il eût reçu l'onction royale. En outre, dans le pouvoir royal lui-même la Bible voit tout tout au plus un mal qu'on tolère, une concession en son genre à l'imperfection des hommes. "Ce n'est pas toi qu'ils repoussent, dit le Seigneur au prophète Samuel, lorsque le peuple exige qu'on lui donne un roi, - c'est Moi qu'ils repoussent, pour que je ne règne plus sur eux (Premier Livre de Samuel, 8,7) Et le livre du Deutéronome commande au monarque de lire constamment le rouleau de la Loi de Dieu, "Ainsi son coeur ne s'élèvera au-dessus de ses frères, et il ne s'écartera du commandement ni à droite ni à gauche ( Deutéronome, 17, 20).

Lorsque les "oints" s'écartaient de la Loi de Dieu, ils étaient publiquement dénoncés par les prophètes. Leur statut même du prophète, héraut de la volonté divine, les autorisaient à s'emporter ouvertement et rudement contre le pouvoir, bien qu'il y ait eu des cas, évidemment, où ils payèrent leur courage de leur liberté ou même de leur vie.

Nous trouvons, en Occident, dans la démocratie athénienne, une autre variante d'un tel contrôle exercé sur les agissements du pouvoir. Là, c'est l'idée du droit qui a occupé le premier plan. Comme l'a montré Fustel de Coulanges, dans son remarquable travail sur l'antiquité, cette idée avait un origine religieuse et se rapprochait en cela des principes sociaux de l'Ancien Testament. Mais avec le temps elle prit un caractère rationnel et presque séculier.

En fait, en ces temps éloignés Athènes et Jérusalem étaient des minuscules îlots dans un océan d'Etats où régnaient les principes de la monarchie sacrale. C'est pourquoi il n'est pas étonnant que même l'expansion de la culture grecque, dont le centre était Athènes, n'ait pas réussi à démocratiser le monde. Au contraire, les Grecs eux-mêmes, après leur soumission à Alexandre le Macédonien, revinrent à l'idée ancienne de l'empereur-dieu.

Dans ce mouvement régressif il ne manque pas de traits de cette mystification politique, à laquelle aimaient à recourir les monarques de l'époque hellénistique. Mais eux-mêmes se rendaient compte, à l'évidence, qu'ils rencontraient ainsi le souci des peuples de se donner des "dieux vivants" dans la personne des détenteurs du pouvoir.
Les grands mouvements religieux et philosophiques, précédant l'hellénisme et liés au noms de Bouddha, de Lao-Tzé, de Zarathoustra, des prophètes d'Israël et des penseurs de l'antiquité ébranlèrent bien des idées reçues. Ceux-là même qui ne pouvaient trouver un renouveau dans ces idées nouvelles éprouvaient, à travers leur scepticisme, de la nostalgie envers les formes anciennes de vie et de pensée. Ainsi, à l'époque de l'hellénisme, le culte royal retrouva un "second souffle".

Un exemple en fut donné par Alexandre lui-même, qui après avoir usurpé les privilèges des pharaons, se proclama fils du dieu égyptien Ammon. Et après la mort du conquérant, parmi ses successeurs et ses héritiers se manifestèrent l'un après l'autre des empereurs et des dictateurs qui tous prétendaient effectivement à la divinité. Sans entrer dans les détails, remarquons les titres qu'ils se donnaient : Soter - sauveur, Epiphane - dieu révélé, et même tout simplement Theos - divinité. En Syrie Antiochus IV se nommait Zeus incarné, et le fameux adversaire de Rome, Mithridate le Pontique, s'intitulait Denis de Mithra. Lorsque Demetrius Polyorcète se choisit comme résidence le temple du Parthénon, les Athéniens le reçurent par une hymne solennelle :

Les autres dieux sont loin ou

ils n'ont pas d'oreille,

Peut-être même ils n'existent pas,

Ou bien ne font pas attention à nous.

Mais tu es devant nous, non de bois ou de pierre,

Mais de corps vivant,

Et nous nous adressons à toi par la prière. (4)

Ce processus de seconde sacralisation du pouvoir culmina dans le culte impérial introduit par Octave Auguste en l'an 29 avant J.C., dans l'Empire romain méditerranéen. Mais cette fois le calcul politique, voisin du cynisme, était par trop évident. Pour l'empereur le culte de sa personne n'était qu'un instrument dans le jeu politique, un moyen de renforcer son absolutisme, une idéologie visant à l'intégration des peuples divers de l'Empire. Avant même d'avoir réussi à éliminer ses concurrents, Auguste avait déjà été témoins de l'intégration au rang des dieux de Jules César, tué par la main de républicains conjurés. Mais cette consécration posthume ne l'arrangeait pas. Petit à petit, et pour commencer à partir des provinces orientales de l'empire, apparaissent des temples en l'honneur du "génie de l'empereur". On représentait Auguste dans la pose et le vêtement de Jupiter, et on faisait brûler de l'encens devant sa statue. Même les intellectuels romains, fatigués de guerres civiles, acceptèrent le culte de l'homme-dieu et se joignirent au choeur qui chantait sa gloire. Virgile acclama son règne comme l'empire éternel de Saturne ; Horace dans ses odes s'adresse ainsi à Auguste :

C'est toi seul que nous osons adorer

de ton vivant,

Nous te bâtissons des autels, pour

y jurer par toi comme par un dieu,

Nul ne sera semblable à toi, ni

ne s'approchera de toi. (5)

Après la mort d'Auguste, dans la période qui va de Tibère à Dioclétien, l'escalade du culte de l'empereur se poursuit, de nouveaux temples et de nouvelles cérémonies la jalonnent. Néanmoins les prétentions du pouvoir à l'absolutisme ne furent pas entièrement réalisées. D'une part, un bon nombre de gens cultivés, en particulier ceux qui s'occupaient de philosophie, se comportaient vis-à-vis du culte impérial avec une ironie mal dissimulée, et d'autre part le paganisme était gêné par la prétention du culte d'un dieu-homme à devenir l'unique religion. Ceux-là même qui apportaient des offrandes à son autel vénéraient d'autres dieux à l'égal de César. 

Et pour finir, déjà sous le règne des "auteurs" du culte monarchique romain - Auguste et Tibère - il apparut dans le monde une nouvelle force spirituelle, qui refusait radicalement de s'incliner devant le chef du gouvernement. Cette force, c'était le christianisme.

Le Christ et César.

Une des causes principales des presque trois cent ans de persécution que subirent les chrétiens dans l'Empire romain, ce fut leur refus de considérer César comme un dieu sur terre. En d'autres occasions Rome se montra disposée à la tolérance, mais ici aucun compromis ne semblait possible. Des chrétiens on exigeait seulement un acte formel ; ils pouvaient se borner à jeter une poignée d'encens dans le brûle-parfum, devant l'autel de César. Mais des milliers de gens, hommes, femmes, adolescents, choisirent l'exil, la prison, la torture et la mort parce que, pour eux, faire cette concession apparemment innocente aurait été trahir le Christ... 

Les chrétiens n'étaient nullement des anarchistes ou des révoltés désireux de promouvoir une alternative au pouvoir impérial. Mouvement spirituel, la foi nouvelle ne se proposait nul projet politique ou utopie. Elle acceptait l'ordre existant et les lois comme des données positives. Car malgré toute son imperfection la Rome impériale avait hérité de l'idée grecque de la justice et du droit, et la développait. C'est à ce fait que se lie étroitement le conseil de l'apôtre Paul "la soumission aux autorités constituées". Selon son enseignement, le principe même d'autorité, s'opposant au chaos social et politique, est institué par Dieu (Epître aux Romains, 13,1 et ss.)

Mais en même temps l'Eglise défendait un autre principe, qui s'exprime dans les paroles de l'apôtre Pierre. Il se trouve dans le Livre des Actes, dû à Saint Luc le disciple de l'apôtre Paul : "Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes" Actes des Apôtres, 5.29). Concrètement, il est question ici du domaine religieux; et par conséquent dans ces mots est incluse l'exigence de la liberté de conscience.

En outre, le christianisme n'abdique pas son droit à porter un jugement moral sur les actes de l'empereur. En particulier, l'Apocalypse présente l'empire tyrannique, qui "fait la guerre aux saints", comme un monstre, reprenant cette image du livre vétérotestamentaire de Daniel, qui dans l'histoire est le premier "manifeste pour la liberté religieuse."

Dans son offensive contre la déification de l'empereur, le christianisme a lancé un défi à cette tendance, connue en psychologie religieuse, qui consistait en un mélange de sentiments de soumission et de crainte, d'orgueil et de soif d'une main puissante, de soumission devant la relique vivante d'un Souverain capricieux, châtiant ou pardonnant à son gré, devant un despote céleste, dont la représentation se coulait aisément dans les images des détenteurs terrestres du pouvoir.

L'image de l'Eternel, telle qu'elle se découvre en Jésus de Nazareth, est exempte de pareils traits. Moins qu'en tout autre on ne peut découvrir en Lui la projection de ces pulsions dissimulées qui nourrissent le culte du pouvoir terrestre.

Déjà les prophètes de l'Ancien Testament, s'élevant au-dessus de la tentation du "despotisme divin", annonçaient que le rédempteur viendrait sur terre sans  les attributs traditionnels du souverain temporel. Et de fait, dans l'Evangile il n'y a rien qui ait pu étouffer en quoi que ce soit la liberté de choix et de décision de l'être humain. Le Christ naît et vit parmi des gens pauvres, ignorants, méprisés. Ses disciples, ce n'est pas une élite, ce sont des gens pauvres, ordinaires. Il ne fait pas un seul miracle dans le but de montrer son pouvoir. Il n'a pas une armée dévouée, comme Mahomet, il n'exerce pas de violence sur les âmes. Il n'est soutenu ni par les autorités civiles ni par les autorités religieuses. Il n'arrive pas sur terre comme un triomphateur, mais comme un homme réprouvé, persécuté, entouré d'une muraille d'incompréhension. Il connaît l'amertume de la trahison, de la calomnie, de la réprobation. Il ne meurt pas comme Bouddha, dans un âge avancé parmi des amis sûrs, mais à la fleur de l'âge et comme le dernier des malfaiteurs, sur un gibet d'infamie, sous les huées de la populace, abandonné de tous. Et même après les mystérieux événements de Pâques, il n'apparaît pas à ses ennemis pour briser leur volonté, pour les forcer à croire en lui.

C'est vrai qu'à certains moments le Christ se montre dur et parfois en colère. Cependant il fait toujours appel à la liberté humaine, il ne cherche pas des esclaves mais des fils. Dans l'Evangile il n'y a pas d'arguments contraignants, qui paralysent la volonté, il n'y a pas de phénomènes miraculeux incontestables ni de raisonnements logiques irréfutables. C'est justement ce que que reconnaît l'apôtre Paul, lorsqu'il écrit : "Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs cherchent la sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, et Juifs et Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu." (Première épître aux Corinthiens 1, 22-24).

Ce n'est pas par hasard que Dante disait que le plus grand miracle du christianisme c'est qu'il ait conquis le monde sans miracles. Comme le service de Jésus, la prédication de ses disciples était un appel à la liberté spirituelle, un appel à la conscience libre des hommes." C'est à la liberté que vous êtes appelés, frères." s'écrie saint Paul. Les apôtres sont allé conquérir le monde sans s'appuyer sur aucune force extérieure, donnant par là même un modèle idéal pour toutes les générations chrétiennes qui suivirent. Et cet idéal évangélique, apostolique, aucune trahison ne peut l'obscurcir, alors que ce fut souvent le cas au cours de l'histoire;

"Empire chrétien".

Au début du quatrième siècle le monde impérial romain changea sa tactique de lutte contre le christianisme. Il l'accepta et même en fit la religion d'Etat, mais par là même il se le soumit peu  peu. Commença alors une période qui sous bien des aspects fut tragique pour l'Eglise, un période qu'on appelle "constantinienne", le pouvoir politique poursuivant ses propres buts tout en invoquant le nom du Christ et s'appuyant sur son Eglise.

A la lumière de l'Evangile, l'idée même de "Religion d'Etat" ou "d'Etat chrétien" semble douteuse et contestable. Un Etat quel qu'il soit, même avec la meilleure organisation possible, est malgré tout un organe d'oppression, difficilement compatible avec l'esprit de liberté chrétienne.

Dans le paganisme, l'organisation sociale était généralement considérée comme une partie de l'ordre cosmique. L'Etat et la religion étaient simplement des aspects différents de l'ordre du monde. Le christianisme, au contraire, mettait sa propre spiritualité, le domaine de "Dieu", en dehors du domaine "de César" Dans une telle polarisation on peut déjà voir les prémisses d'une séparation de l'Eglise et de l'Etat bien que cette formulation n'ai pas encore été employée. Quand les empereurs enchaînèrent l'Eglise à leur char, ce fut le début d'une contrainte sur l'esprit, qui aboutit à une dictature politico-religieuse, à une persécution chrétienne contre les dissidents qui pensaient autrement

Comment la religion de l'amour a-t-elle pu jouer ce rôle ?

N'importe quel empire tend à se construire sur une structure sociale "mono-idéologique" qui lui convienne; A la fin de l'antiquité et au moyen-âge, la religion d'Etat servit d'instrument pour affermir cette "unité de pensée". Les empereurs, les rois, les princes et les gouvernants ont plus d'une fois recouru à la christianisation forcée, à une consolidation répressive de l'unité confessionnelle. Lorsque l'empereur était arien, il persécutait les orthodoxes; s'il était orthodoxe il persécutait les ariens. Cette union hypocrite de l'Eglise et de César, inévitable peut-être d'un point de vue historique, a causé à l'Eglise un dommage moral énorme. En se soumettant au style de la politique séculière, la direction ecclésiale assimila peut à peu sa tactique et ses méthodes et finit, dans l'Occident médiéval surtout, par façonner l'Eglise à l'image du pouvoir.

Cependant, ainsi que cela se produisit déjà dans l'Ancien Testament quand les prophètes dénonçaient le pouvoir des possédants, il se trouva toujours dans l'histoire de l'Eglise des forces qui veillaient à maintenir l'authenticité de l'Evangile et qui s'opposaient à l'intrusion de César dans la vie spirituelle. Bornons-nous a rappeler les protestations de saint Ambroise de Milan et de saint Jean Chrysostome, la fermeté du pape Martin et de Saint Maxime le Confesseur, les défenseurs des icônes et les non acquéreurs russes. (allusion à la querelle qui opposa Nil de la Sora - qui était contre l'acquisition de propriétés par les monastères, - et Joseph de Volokolamsk, - qui acceptait les acquisitions (cf Iwan kologrisoff. Essai sur la sainteté en Russie, Bruges, 1953, page 214 sv; - note de Plamja -)

l'activité de Savonarole ou de Jean Hus, de Saint Maxime le Grec et de saint Philippe de Moscou. Ces foyers d'opposition dans l'Eglise rappellent constamment aux autocrates qu'il existe une "mesure de toutes choses" qui est divine et qui se situe au dessus du pouvoir temporel.

Il est arrivé qu'au moyen-âge l'image de Jupiter Tonnant se substitue à celle du Christ, mais chaque fois il se faisait, toujours "une redécouverte" de l'Evangile à demi oublié avec sa liberté spirituelle et le primat du commandement de l'amour. Il en fut ainsi, par exemple, en Occident avec la prédication de François d'Assise, et Orient avec l'oeuvre d'André Roublev.

Le dessein de fonder un Etat sacral chrétien était en fin de compte voué à l'échec dès le départ, parce que la Bonne Nouvelle de Jésus est étrangère à la violence et à l'idée de domination. S'adressant aux apôtres en tant que membres de l'Eglise du Nouveau Testament, le Christ dit : "Vous savez que ceux qui passent pour commander aux nations exercent sur elles leur pouvoir. Or il n'en est pas de même parmi vous, mais celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur (Evangile selon Marc, 10.42-43). Dans les monarchies du "monde chrétien" qui s'appuyaient sur la sanction religieuse, il y eut des tentatives pour tourner ce commandement, invoquant le principe de la religion d'Etat, "la symphonie", la théorie des "deux glaives" ; l'ecclésiastique et le séculier. Mais tout cela s'est avéré inconsistant et au déclin de la féodalité on aboutit à la banqueroute du pouvoir théocratique et à la naissance de l'Etat séculier.

Sécularisation du pouvoir.

Ce processus fut alimenté par deux sources principales.

Tout d'abord, le pluralisme confessionnel, qui se développa en Occident à la suite de la Réforme, mit en question l'idée même d'une confession liée au pouvoir. Aux XVIe et XVIIe siècles, les guerres de religion montrèrent que le gouvernement doit tenir compte des différences d'opinions religieuses et qu'il ne peut maintenir la paix et la stabilité qu'en s'appuyant sur le principe de tolérance.

Ensuite la renaissance, en ressuscitant les idées républicaines et démocratiques de l'antiquité, ouvrit la voie à l'édification de la théorie et de la pratique d'un Etat indépendant de toute sanction religieuse.

On attribue habituellement à Machiavel (1469-1527) la paternité du sécularisme politique des temps modernes. Attaquant la conception d'un christianisme qui se présente comme une idéologie gouvernementale, il lui rendit en fait un grand service et le libéra de l'élément séculier étranger. Mais dans sa réflexion sur les bases de la société, Machiavel alla plus loin encore. Pragmatique, il considérait l'égoïsme (l'intérêt) comme la principale force motrice de l'histoire. Les pires aspects de la nature humaine étaient mis par lui au premier plan. Machiavel coupait la politique non seulement de la religion, mais même de toute morale.  

Alors pour la première fois apparut la conception d'un pouvoir authentiquement absolu, que plus aucune barrière ne limitait. Il se transformait en une réalité auto-suffisante, et cela l'autorisait à employer n'importe quel moyen. Il est vrai que Machiavel lui même pensait que le gouvernement peut assurer le bien du peuple. Mais ce bien, il le voyait, comme plus tard Thomas Hobbs, en un ordre strict une maison de fer, que le gouvernement devait constamment garder.

Les théories de Machiavel justifiaient une des plus ardentes passions humaines, - la volonté de puissances. On connaît des milliers d'exemple, où pour divers motifs des gens ont volontairement renoncé à leurs richesses, à leur famille, à leur maison, mais l'histoire ne connaît que bien peu de personnes qui ont fait abandon de leur pouvoir. C'est pourquoi le "machiavélisme" en est venu à représenter le modèle le plus parfait de l'autocratie cherchant à se libérer des contraintes religieuses.

En anticipant, on peut dire que ce but ne fut atteint que dans le totalitarisme du XXe siècle. On en était encore loin au XVIIIe ou au XIXe siècle, où le "machiavélisme" ne réussit pas à prendre une position dominante et dut se contenter de victoires locales. Les idées religieuses et morales, nourries avec le christianisme, restaient assez fortes pour que le pouvoir doive en tenir compte. Même les dirigeants de la Révolution Française, qui commencèrent par l'athéisme, furent bientôt obligées d'accepter la religion, fût-ce sous forme de déisme (culte de l'Etre Suprême, lancé par Robespierre.)

Parallèlement se développèrent les tendances démocratiques, dont les premières apparurent déjà au moyen-âge (Novgorod en Russie, les communes citadines en Occident). Elles devaient progressivement orienter la société sur un chemin qui conduisit à la séparation de l'Eglise et de l'Etat, de Dieu et de César. Sa nécessité s'imposa en Occident par suite du développement intellectuel et de la diversité des croyances.

A la différence du culte du chef, la démocratie n'apparaît que dans la société humaine ; elle est inconnue dans le monde animal. Elle procède d'une part de la prise de conscience de la haute valeur de l'individu, une conscience qui a grandi à partir du personnalisme religieux, et d'autre part de l'effort pour donner à la société une structure rationnelle.

La croissance de la démocratie au siècle passé a marché de pair avec le développement d'une pensée scientifique rationnelle. Celle-ci, selon l'opinion de l'historien anglais Christopher Dawson,, fut avec le christianisme le second élément fondamental de la culture européenne. La foi de l'Europe s'enracinait dans l'Evangile,mais sa science et dans une certaine mesure sa politique s'enracinaient dans l'antiquité.

Dans les premiers siècles déjà, les Pères de l'Eglise ont montré à quel point la combinaison de ces deux éléments peut être créatrice. Mais en pratique aux temps modernes il s'introduisit pourtant un esprit de division entre eux, qui fut responsable de l'ébranlement de tout l'édifice de la culture européenne. En particulier, cela concerna aussi le domaine relatif au problème de la structure sociale la meilleure.

Le fait que dans une certaine mesure la direction de l'Eglise s'opposait à la sécularisation de l'Etat, de la science, de la politique, devint l'un des chapitres les plus tragiques de l'histoire du christianisme. Une inertie séculaire, l'habitude de voir dans la religion une forme d'idéologie gouvernementale, de chercher la protection de César, amenèrent les résultats les plus regrettables. Les quelques ecclésiastiques qui, comme Lamennais, tendirent la main à la démocratie, se trouvèrent en position de suspicion et d'isolement.

Aux XVIIIe et XIXe siècles la rupture entre la foi et la science fut creusée par l'anticléricalisme des démocrates et des esprits éclairés, qui conduisit peu à  peu à une attitude aggressive envers la religion en tant que telle. On voyait en celle-ci une alliée de la réaction, du royalisme, de la tendance conservatrice et dans une certaine mesure cela correspondait à la réalité. Dans cette attaque contre la religion on utilisa le développement de diverses sciences, l'évolutionnisme, la critique biblique, les systèmes économiques et sociaux. Cependant cette érosion des bases éthiques et religieuses de la société ne pouvait être sans conséquences. C'est précisément cela qui provoqua cette crise maladive de la culture qui marque la frontière du XIXe et du XXe siècle. 

L'espérance chrétienne du Royaume de Dieu, de la transfiguration du monde et de l'homme fut remplacée par la foi dans le progrès - variante laïque de l'eschatologie biblique. Selon cette croyance, le développement de la science et de la technique, de la culture et des institutions sociales devait par le fait même rendre le genre humain plus heureux et plus humain. Cependant les résultats prévus au début du confiant XIXe siècle ne se réalisèrent pas. Au contraire, l'histoire s'approchait à grand pas de l'époque des guerres mondiales.

Variantes russes

N'importe quel historien objectif doit reconnaître qu'à l'époque des trois révolutions, de 1905 à 1907, la majorité de la population de l'Empire Russe se composait de croyants, qui confessaient deux religions répandues dans le monde entier : le christianisme et l'islam. (Les autres religions étaient représentées par un nombre relativement faible de croyants). Même les chefs les plus doués ne pourraient faire une révolution sans l'appui des masses Si donc la destruction de l'ordre ancien fut réalisée par la main des croyants,comment alors expliquer le développement ultérieur?

Pour répondre à cette question il faut revenir bien en arrière.

La Rous', la Russie, noyau du futur empire des tsars, reçut de Byzance, avec l'orthodoxie, sa conception polico-eclésiale En particulier, l'idée de la "symphonie", de la coopération harmonieuse entre l'Etat chrétien et l'Eglise, avec sa hiérarchie Cette conception, sans aucun doute, joua un rôle capital dans l'établissement de l'Etat russe. L'Eglise oignit les tsars, combattit les tendances centrifuges, consacra de son autorité les droits du siège du Grand Prince. A l'époque de la horde, elle fut la force dominante qui maintint la culture nationale qui inspira "les rassembleurs de la Russie". Mais le premier des grands-princes qui fut officiellement couronné empereur - Ivan le Terrible - rejeta l'autorité morale de l'Eglise, qui dans la personne du métropolite Philippe s'opposait à sa tyrannie sanglante.

Le rôle patriotique de l'Eglise au temps des Troubles est bien connu. Et cependant, lorsque la monarchie put renaître après la catastrophe, elle commença de nouveau une offensive programmée contre l'Eglise, tout en conservant l'aspect d'un Etat chrétien. Le second empereur de la dynastie des Romanov déposa le patriarche Nikon, et son fils Pierre Ier, supprimant le patriarchat, établit un système synodal, soummettant plus encore qu'à Byzance, l'Eglise au pouvoir autocrate. Catherine II se proclama formellement "chef de l'Eglise". Disciple des encyclopédistes, elle suivit le conseil, donné par Diderot, de "maintenir les popes dans la pauvreté et l'ignorance". Il n'est pas étonnant que le bas clergé se soit mis souvent du côté de Pougatchev, comme le remarque A.S. Pouchkine...

Tous les historiens de l'Eglise Russe Orthodoxe estiment que la "période synodale" fut pénible et stagnante. L'autocratie, sous le couvert de ses privilèges sacrés, se mêla continuellement et sans discrétion des affaires ecclésiales et même de l'enseignement de la foi et des discussions théologiques. Ainsi naquit dans la vie ecclésiale un esprit administratif et bureaucratique, qui ruinait l'autorité des pasteurs aux yeux du peuple. Qu'il suffise de dire que le pouvoir cherchait à utiliser le sacrement de confession à des fins politiques. Quel sens y avait-il à demander un certificat de communion comme garantie de loyalisme politique. Il était difficile de trouver un meilleur moyen de discréditer l'Eglise.

Notons que cette politique ne peut entièrement paralyser la vie interne de l'Eglise. Et dans la "période synodale", elle eut de grands saints et des héros, des hiérarques et des théologiens. Mais ils eurent presque tous à mener un difficile combat pour le maintien de la spiritualité. Qu'on se rappelle seulement la situation décrite dans le roman de N.S.Leskov  "Gens d'Eglise". (Soboriane).

A la fin du XIXe siècle le tableau politico-ecclésial se caractérisait dans la Russie par les traits suivants :

La tutelle et le contrôle de l'Etat privait l'Eglise Orthodoxe de son indépendance. Elle était constamment sous l'oeil vigilant du haut-procureur.

Les déviationnistes religieux, - Vieux-Croyants-, membres de sectes etc. - se voyaient sévèrement réprimés. Le changement de confession, au sens de l'abandon de "la confession de l'Etat," était considéré (jusqu'en 1905) comme un crime de droit commun.

Cette imbrication historique de l'Eglise avec l'autocratie sapait les fondements de la foi parmi ceux qui désiraient une réforme de la société, et aussi parmi beaucoup de militants de la culture, entre autre nombre de croyants, pour lesquels la liberté de pensée et la liberté de création étaient des valeurs incontestables.

L'énergie morale de l'Eglise "se perdit" au cours des mouvements non religieux, d'opposition, de libération (il est à remarquer que bon nombre des démocrates-révolutionnaires provenaient de familles ecclésiastiques ou avaient terminé le séminaire). 

La crise de l'autocratie, aggravée par la guerre russo-japonaise et le premier conflit mondial, éveilla chez beaucoup de croyants l'espoir de changements radicaux vers quelque chose de meilleur. Voilà pourquoi la direction de l'Eglise Orthodoxe Russe ne considéra pas comme une catastrophe l'effondrement de la structure monarchique ne février 1917. En effet cette circonstance permettrait enfin de réunir un Concile Ecclésial Panruse afin de résoudre un grand nombre de problèmes divers et complexes, sans solution jusque là.

La révolution d'Octobre décréta la séparation de l'Eglise et de l'Etat, c'est-à-dire ce principe qui est accepté depuis longtemps en France, aux USA et dans d'autres pays. Et pour une grande république, dans laquelle vivaient des millions d'orthodoxes,de vieux-croyants, de catholiques, d'arméniens-grégoriens, de luthériens, de représentants de divers cultes chrétiens traditionnels, cette voie était tout à fait naturelle et légitime.

L'idée même de "religion d'Etat" s'élimina pratiquement d'elle-même. "Aucun fonctionnaire, - écrivit V.I. Lénine - ne doit avoir le droit d'interroger qui que ce soit au sujet de sa foi; c'est une question de conscience et nul ne doit s'en mêler. Il ne doit pas exister d'Eglise ou de confession d'Etat (6) Cette opinion apparaît aussi dans cet "Appel aux travailleurs musulmans de Russie et d'Orient" qui parut peu après la révolution. "Désormais, est-il dit, votre confession et vos coutumes, vos organisations nationales et culturelles sont libres et indépendantes" (7) Une religion, libérée de la surveillance et de l'oppression du pouvoir, et un pouvoir, libéré de la sanction sacrale et construit sur une base rationnelle et démocratique - il semble que cela puisse être l'idéal pour la société et l'objectif de son développement futur. 

Les déclarations des décrets révolutionnaires sur la liberté, l'idée du pouvoir du peuple, et le pluralisme religieux en étaient les prémisses. A cet égard, la déclaration sur la liberté de conscience faite en Octobre, était particulièrement importante. Dans le décret de janvier 1918, il était stipulé que "chaque citoyen peut confesser la religion qu'il veut ou n'en confesser aucune." En juillet de la même année fut inclus dans la Constitution de la RSFSR le point suivant : "la liberté de propagande religieuse et de propagande antireligieuse est reconnue à tous les citoyens" (8). Commentant ce point, V.I. Lénine dit dans un discours au meeting de Moscou : "La religion est une affaire personnelle. Chacun croit c qu'il veut ou ne croit à rien du tout... La république soviétique ne connaît aucune discrimination religieuse. Elle se situe en dehors de toute religion, elle met la religion à part de l'Etat Soviétique." (9)

C'était sans équivoque l'affirmation que le nouveau gouvernement s'orientait vers un modèle séculier, qui devait théoriquement exclure la confrontation entre l'Eglise et l'Etat.

Mais l'histoire on le sait, n'est pas la perspective Nevskij... Malgré les espérances, la confrontation commença et tôt.

Aujourd'hui, après quelques dizaines d'années, il est devenu évident pour tous que dans ce conflit on ne peut faire d'accusation unilatérale. Toute révolution libère inévitablement un élément de force passionnelle qu'il est particulièrement difficile de maîtriser. Parmi les institutions liées à l'ancien régime, il y avait aussi l'Eglise, ce qui provoqua une attitude négative envers elles. En ce temps-là le décret publié d'urgence sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat provoqua la protestation des cercles religieux qui y voyaient un acte de discrimination. Ce que, semblait-il, confirmaient de très nombreux excès anticléricaux et antireligieux.

 

On considère qu'est apparue il y a déjà longtemps cette légende qui continue encore toujours à se transmettre d'un livre à l'autre, d'après laquelle le patriarche Tikhon aurait jeté l'anathème sur le nouveau pouvoir. En fait il s'est borné à refuser les sacrements à tels croyants qui avaient pris part à des actions criminelles, à des cruautés, à des exécutions. D'une façon générale, le Concile avait déclaré le 1er janvier 1917 que "l'Eglise Orthodoxe ne se mêle pas des luttes des partis politiques" (10) Le Patriarche a condamné les schismatiques de l'émigration, qui s'étaient proclamés indépendants pour des motifs politiques. Et pourtant il faut bien reconnaître qu'une partie importante de la hiérarchie et des gens d'Eglise n'étaient pas prêts à des changements radicaux et les accueillirent avec une hostilité ouverte ou tacite.

Tout cela, dans les premières années qui suivirent la révolution d'Octobre, favorisa le développement d'une véritable guerre contre la religion, d'une guerre qui n'était pas déterminée par la loi,mais par les tendances générales et l'atmosphère du temps. Elle prit un caractère particulièrement aigu avec la question de la confiscation des richesses ecclésiales".

L'Eglise a de tout temps considéré les richesses matérielles accumulées par elle comme un bien public et s'est empressée de les redistribuer dans les moments de misère nationale. C'est ainsi que cela aurait pu se faire lors de la famine du début des années 20. Mais pratiquement cette tradition fut remplacée par une "confiscation" obligatoire et sauvage qui provoqua  les protestations des croyants, des échauffourées violentes, des procès et des condamnations à mort. Le Patriarche Tikhon fut mis en état d'arrestation. Après sa libération il entreprit une série de démarches dans l'espoir d'une normalisation des relations avec le pouvoir, mais cela n'apporta pas les résultats espérés.

A quel point ces espoirs de réconciliation étaient dérisoires, on en fit l'expérience lors de ce schisme qui s'appelait "renouveau", et dont les dirigeants soutinrent énergiquement le pouvoir soviétique.Il apparut que même ce changement d'attitude ne modifia pas grand chose, pas plus que la déclaration du chef de l'Eglise Patriarcale le métropolite Serge, ne sauva la situation (1927). La répression s'abattit sur tous : "tikhoniens", "rénovateurs", "non commémorants", membres de sectes, catholiques et même chamanistes. A la fin des années 20 les communautés sectaires furent anéanties, et parmi elles même celles qui avaient été fondées par les tolstoniens. Les écoles religieuses furent fermées, et petit à petit o réduisit à rien la presse religieuse, on cessa d'éditer la Bible, on ferma les églises et les monastères, on en fit des entrepôts ou on fit sauter ces monuments d'architecture. On brûla des livres et des icônes.Une grande vague de propagande antireligieuse s'établit qui recourut souvent à la raillerie et au sacrilège. Des fanatiques de l'athéisme organisèrent des "noëls komsomols et de "Pâques", au cours desquels les jeunes faisaient des processions qui étaient en fait des mascarades où ils portaient les ornements des prêtres des différents cultes.

Ce n'est pas par hasard sir les héros du poème d'Alexandre Blok, les douze apôtres du "nouvel évangile", s'écrient "Feu sur la Sainte Russie". La propagande antireligieuse devint insensiblement antinationaliste, car les traditions populaires étaient depuis longtemps l'assise des traditions du christianisme, de l'Islam, et des autres religions. "L'assaut du ciel" provoqua cette sorte de suicide culturel, dont nous récoltons aujourd'hui les fruits amers.

Et cependant il y avait la foi... Comment ont-ils pu admettre cela, ces gens élevés sur le fond d'un christianisme millénaire? Certains ont été tués ou se sont retrouvés dans des camps, certains ont quitté la patrie, ceux qui furent épargnés se réfugièrent après l'ouragan dans une sorte de "souterrain"spirituel, d'isolationnisme. En tant que citoyens, les croyants se sentaient des parias, des exclus, des gens de second rang, en qui on voyait des ennemis de la société. Il arriva que certains se convertissent, si l'on peut dire, à une autre forme de foi. Les rêveries populaires de paradis sur la terre, si bien décrites par André Platonov, l'eschatologie spontanée des masses furent nourries par l'utopie populaire qui inspirait les bâtisseurs d'une vie nouvelle. Plusieurs croyaient à la vérité du slogan qui était inscrit à Solovki: "avec une poigne de fer nous forcerons l'humanité au bonheur."

Un même sentiment s'exprima dans la littérature contemporaine, par exemple dans le poème de Serge Essénine "Inonie". Prenant le ton p'un prophète accusateur, il vitupère l'ancien monde, il maudit "Radoneje" l'aboiement des cloches", au nom de la Cité mystérieuse qu'il voit dans l'avenir.

De ma langue j'enlèverai les icônes

Le visage des martyrs et des saints.

Je vous promets la cité d'Inonie;

Où vit le dieu des vivants....

Dans son extase de lutte contre Dieu, insultant l'Eucharistie, il crie :

Le nouveau Sauveur du monde

Il vient sur une jument.

Notre foi est dans la force,

Notre justice est en nous. (11)

Et le nouveau "Sauveur" ne tarda pas à venir. Mais il n'est pas venu sur une jument. Le camarade Staline, bien qu'il soit né à Gori, n'aimait pas se montrer au peuple montant sur un cheval ...

"Tous nous vivions sous l'autorité de Dieu"

Dans les révolutions il y a presque toujours un risque, qui se produit au moment où il y a un vide du droit. La légalité du monde ancien, se détruisant, les gens ne sont pas immédiatement capables de vivre sous l'ordre nouveau, de le prendre au sérieux. L'élément destructeur est en core souvent en train de tout secouer, alors qu'est déjà venu le moment de construire. C'est ce qu'utilisent aisément, comme le montrent les exemples de l'histoire, "les coryphées de l'ambition". C'est ainsi qu'ont surgi Cromwell, Robespierre, Napoléon. Octobre n'a pas échappé à ce danger.

A cela s'ajoutait encore un autre symptôme inquiétant : l'abandon du principe de l'Etat séculier. De par sa nature, un tel Etat se doit de garantir équitablement la liberté des citoyens, et la liberté de conscience est une des plus importantes parmi les libertés humaines. Au point culminant de la lutte, dans l'ivresse de la victoire, ceci fut en fait oublié. Et en 1929, se mesurant à la paysannerie, Staline introduisit une loi sur les cultes, qu'on ne peut appeler que discriminante. Selon les mots de Constantin Khartchev, président du Conseil des affaires religieuses, cette loi stalinienne bafouait le décret sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat et elle établissait une "complète dépendance de l'Eglise par rapport à l'Etat " (12)

A cette époque tout élément d'opposition avait disparu des sociétés religieuses. Presque tous faisaient ouvertement profession de leur loyalisme civique. Et pourtant Staline continua de les soumettre à l'oppression.

Dans une certaine mesure cela faisait partie de sa campagne contre la culture, contre la spiritualité, contre le peuple mais ici intervenait encore un autre motif caché, important d'un point de vue personnel pour le Guide. Fermement et sans s'écarter de son but, suivant les recettes du "machiavélisme", il construisit un édifice de dictature absolue, en froid calculateur il écarta de sa route tout et tous ceux qui auraient pu présenter quelque danger que ce soit pour son autocratie. Il n'était plus possible de tenir à l'écart de sa personnalité et de sa volonté n i la science, ni l'art, ni la littérature. Et encore plus la religion. Et même sous une forme "apprivoisée" il était risqué de la conserver. Il ne devait y avoir qu'un seul dieu, - celui du Kremlin -, et la foi en sa mission devait être l'idéologie dominante. Le Guide, c'était l'unique oracle et le détenteur de la vérité. Même le marxisme dont il affectait de faire profession ne lui opposait pas de limite, car le Guide était la personnification même de la doctrine.

Et voici que commence la "lutte finale". La Constitution stalinienne supprime l'article autorisant la propagande religieuse. Le symbole de la victoire du "culte"c'est le dynamitage de l'église du Christ Sauveur. (Cette église, la plus grande de Moscou, avait été construite en souvenir de la guerre contre napoléon. Elle fut définitivement détruite en août-septembre 1932. Elle devait être remplacée par "un temple de la culture", ... qui se transforma en piscine.) A la veille de la deuxième guerre mondiale il ne restait plus que des débris de la structure religieuse du pays . (La politique religieuse de Staline pendant la guerre fut une nécessité, une manoeuvre tactique, décidée en présence du danger et aussi comme une concession aux alliés de la guerre.) 

A parti du moment où le Guide décida que le vide religieux lui laissait assez d'espace libre, commença une récidive de la divinisation païenne de l'homme, brève histoire de la nouvelle religion, mais qui apporta d'innombrables souffrances. Le "Père des peuples" entra dans son Olympe privé, d'où en temps opportun furent chassées toutes les autres divinités, les idéaux et les principes. Même l'empereur Auguste n'aurait pu imaginer pareil absolutisme.

Les portraits du secrétaire général, comme des icônes étaient peints selon des règles canoniques extrêmement précises. On les multiplia partout, comme des icônes. Si on les insultait on pouvait être jugé comme si on avait commis un attentat contre la personne même du Guide. Ses statues étaient sacrées, comme les sculptures des pharaons. Nous sommes nombreux à nous souvenir d'une toile de ces années-là, "le matin de la Patrie" ; il n'y avait pas de Patrie, mais uniquement Lui, comme une apparition venant d'autres mondes. Le musée des cadeaux qu'il recevait est devenu une sorte de temple, rempli des offrandes des "croyants". Sa biographie était imprimée en gros caractères, comme un Evangile. Les sentences du "coryphée de toutes les sciences" sont citées comme des paroles décisives, comme l'Ecriture Sainte. 

Les conteurs et les bardes de l'Orient s'évertuaient à composer en l'honneur "du père" des hymnes enjolivées de toute la fantaisie orientale. C'est grâce à lui que se lève le soleil. C'est grâce à lui que les ailes de l'aigle tiennent le ciel. Et ce ne sont pas seulement les rhapsodes asiatiques qui furent entraînés à ce genre de glorification. Dans la mémoire de notre génération résonnent encore, de façon incongrues, les paroles de ces prières sacrilèges composées sur toute l'étendue du pays. Si tu es blessé à la guerre ne désespère pas, "guéris la blessure, pleure les pertes, répète à haute voix le nom intime" : et "alors dans le ciel bleu, avec le cours des rivières, viendra vers toi cet homme". Il règne sur l'univers.

Il est avec nous dans la lutte et le

travail,

Il fut avec le Tonnerre dans l'air,

Il a conduit le vol des astronautes,

Il a conduit par la main les pianistes.

 

Nous le savons, notre patrie a grandi,

Elle a confirmé don destin,

Qui est avec Staline , - à lui la force

et le bonheur,

Où est Staline, il y a la gloire au combat. 

(J.Althauzen, Poèmes au Guide)

Son astuce de patron était de ne se mêler de rien directement. Il savait agir par personne interposées. Il avait l'art de traiter avec bonhomie les questions dont il était fatigué, avec une sorte de naïveté enfantine. Il en fut ainsi lors de ses conversations avec Feuchwanger (Lion Feuchtwanger (1884-1958, écrivain allemand d'origine juive qui rencontra Staline lors de son voyage à Moscou en 1937. Le culte de la personnalité lui fut présenté comme une survivance de l'attitude populaire envers le Tsar ou comme une expression de reconnaisance populaire envers Staline Cfr.Moscou 1937 pp: 47-49 (not de Plamia) qu'il dupa si bien, ou avec d'autres visiteurs de l'Union. Mais il savait parfaitement ce qu'il faisait. Il était confiant que son culte remplissait avec fruit toute l'étendue laissée libre par la destruction des religions qui auraient pu lui faire concurrence. Et dans une certaine mesure il en allait bien ainsi pour la vie superficielle. Et à mesure que croissait la rupture entre le mythe et la réalité, les jugements devenaient de plus en plus cruels. 

Au témoignage de M.I.Kalinine, en 1920, V.I. Lénine disait que, à part le théâtre il n'y a pas une seule institution, pas un seul organisme, par lequel nous puissions remplacer la religion. (13) C'était en son genre une prophétie historique. Dans le pays on organisa de grandioses et lugubres spectacles. Ses régisseurs, ses artistes, ses peintres, ses metteurs en scène espéraient qu'il leur en serait reconnaissant ou du moins les épargnerait. Mais telle n'était pas la logique de l'implacable Moloch. Même les plus proches collaborateurs du Guide disparaissaient sans laisser de trace, ou de façon constante leur vie ne tenait plus qu'à un fil. ...

On peut évidemment, faire une objection : la foi en Dieu ne fait-elle pas appel à une autorité suprême? N'a-t-on pas commis des cruautés au nom d'autres religions?

On ne peut qu'être d'accord, mais cependant en faisant deux réserves.

En premier lieu, au cours des siècles nulle perversion des principes esthético-religieux n'a réussi à les éliminer complètement. Ils sont toujours restés une source de renouveau et d'expiation. Mais le Stalinisme au fil des ans a d'une façon constante reproduit tous les pires traits des religions historiques, ceux qui se manifestent dans les périodes de crise: l'inquisition, l'intolérance dogmatique, la "chasse aux sorcières".

En second lieu, il y a une différence substantielle entre la foi en un principe Suprême, qui crée, comprend et pénètre l'Univers et un mensonge constant, un mythe, construit dans un laboratoire de falsification politique. Même un athée, s'il regarde le problème de façon objective, peut concéder que l'idée d'un Bien et Raison Suprême, qui réclame de l'homme un comportement éthique, entretient en lui un sens spirituel profond. Ce n'est pas un hasard si dans l'histoire de l'humanité la plus grande partie de cette humanité a tenu cette idée. Mais quel sens spirituel peut-il y avoir à imposer aux hommes la croyance en un Chef d'Etat tout puissant, omniscient, omniprésent ? D'autant plus qu'en réalité cet homme était un tortionnaire, un faussaire, un bourreau des vies et des âmes.

On peut porter divers jugements sur les religions historiques et leur accorder des valeurs différentes; mais par rapport au culte de Staline il ne peut y avoir deux façons de penser si nous ne voulons pas retourner de nouveau à un chaos sanglant. C'est vrai qu'il y a encore des gens qui nous rappellent comment les combattants partaient à l'attaque en invoquant Staline, mais ce qu'ils avaient dans l'esprit ce n'était pas le Joseph Djugatchvili réel, mais bien un fantôme politique un surrogat de l'éternelle idée de la Divinité.

On dit parfois que Staline a ouvert pour l'athéisme "sa période constantiniennne", c'est-à-dire une époque où l'Etat le soutenait. Mais dire cela, cela signifie ne pas tout dire, ne pas dire ce qui est le principal. Par "le culte de la personnalité" le pouvoir gouvernemental en est venu à une totale autodivinisation, s'affirmant comme la seule valeur indiscutable.

La terrible expérience de la dictature du XXe siècle peut être une leçon pour nous aussi, qui sommes croyants. Elle nous donne la possibilité de voir, "par l'autre côté", l'image d'une tyrannie spirituelle, d'un paternalisme, qui joue sur les sentiments infantiles et la névrose des masses. Cette expérience doit conduire au refus de l'idée même d'une religion d'Etat qui puisse avoir quelque analogie que ce soit avec le stalinisme - qu'il s'agisse de Genève au temps de Calvin ou de Téhéran sous Khomeini.

Vers un Etat séculier.

Après cet examen rapide, venons à la question posée en commençant, existe-t-il un antidote qui permette d'éviter une récidive du culte?

Ce semble lié à une conception honnête et logique du principe d'un Etat singulier, qui veille aux intérêts des citoyens indépendamment de leur confession .

Nikita Khrouchtchev,auquel revient le grand mérite du "renversement de l'idole, ne peut comprendre pleinement ce principe. Ayant gardé à l'époque précédente l'habitude de se mêler de tous les secteurs de la vie, comme son prédécesseur, il imposa grossièrement ses goûts personnels, dans la littérature, dans l'art, dans l'économie. Par son caprice furent ajoutées de rudes modifications qui allaient même au-delà de la sévère loi sur les cultes conservée depuis le temps de Staline. La fermeture illégale, et ensuite la destruction de milliers d'églises et de maisons de prières, la persécution de la religion et des croyants apparurent comme un grotesque écho de l'époque du Patron. Et quant à ce qui se passa après Khrouchtchev, on peut dire que le changement ne fut en fait pas bien grand, malgré le gel de la vague de persécutions. La stagnation reste toujours la stagnation.

"La cinquième révolution russe" qu'on a l'habitude d'appeler reconstruction, fut un revirement courageux, inattendu pour bien des gens. Elle réalise ce que dictent les exigences de la vie réelle. La rencontre de M.S.Gorbatchev avec le patriarche et les membres du Saint Synode de l'Eglise orthodoxe Russe, la célébration populaire du millénaire du baptême de la Russie, sont signes d'un changement sans précédent dans tourte l'histoire soviétique en direction d'un attitude nouvelle et positive vis-à-vis des religions. Il fut déclaré que pour nous tous, croyants ou athées, il y a une seule patrie et une seule histoire. C'est un pas effectif vers la rupture de l'isolement des croyants

Evidemment, un chrétien reste un chrétien, un musulman reste un musulman, un athée reste un athée. Mais à malsain clivage prolongé de la société selon un critère religieux s'oppose à nouveau l'idée d'un gouvernement vraiment laïc, qui donné les mêmes droits aux bouddhistes et aux chrétiens, aux agnostiques et aux baptistes. Dans une société, où vivent de nombreux peuples et où coexistent des dizaines de milliers de croyants, il ne faut évidemment pas chercher chercher d'autres solutions.

C'est tout notre peuple dans son ensemble qui gagnera à cette sécularisation du gouvernement. Préservant le saint des saints de l'humain, sa conviction intime, sa liberté de conscience, le gouvernement réalisera l'unité des citoyens, bâtie sur la tolérance en matière religieuse.

Ce changement d'attitude pourra aussi contribuer à retrouver le valeurs culturelles perdues. Car c'est vraiment dans les traditions religieuses que s'est formé chez nous l'art grandiose de la Russie,des Pays Baltes, du Caucase, de l'Asie, un riche héritage dans le domaine de la pensée. La reconnaissance des valeurs conservées dans cet héritage, c'est la voie d'une approche plus attentive et plus responsable des traditions nationales. Pour ce qui concerne le problème des relations entre les religions, et indépendamment de ce qui regarde le gouvernement, une responsabilité non négligeable dépendra des chefs des diverses confessions religieuses, qui auront désormais plus de possibilités pour influencer la raison et le coeur des croyants.

En outre, de nouvelles possibilités, offertes aux instituions religieuses, amèneront un renouvellement général du niveau spirituel parmi ceux-là même qui confessent des religions différentes. Jusqu'à ces derniers temps, ils étaient presque entièrement privés des sources les plus élémentaires d'information, de tout ce qui permet l'instruction religieuse et morale, à commencer par les livres les plus fondamentaux, comme la Bible;
Et enfin, il devient aujourd'hui plus clair que ce sont pas les manipulations et la divinisation du pouvoir, mais la croisade morale des gens qui est le facteur décisif dans tous les domaines de la vie. Or la source des principes éthiques, selon ma conviction profonde, c'est la religion, et le retour à cette source peut jouer un rôle non négligeable dans la guérison morale : dans les comportements familiaux et nationaux, dans l'éthique du travail, dans l'agriculture, dans l'écologie, dans la bienfaisance.

Ce serait une erreur, bien sûr, si "les instances", politiques et religieuses, étaient seules à prendre sur elles tout le travail dans ce sens. Leurs efforts seront infructueux, si ne s'y joint l'activité consciente d'une  multitude de gens. Et dans cette perspective on peut mettre de l'espoir dans l'apparition d'une série de sociétés informelles, telles que "Mémorial", "renaissance culturelle" et d'autres, qui partent "d'en-bas" Evidemment, il sera difficile d'éviter des erreurs, des désenchantements, des excès. Mais dans la vie il faut savoir aller de l'avant, sans craindre des risques.

On veut croire en la victoire de la raison, de la liberté, de l'humanité, même si cette victoire ne doit jamais être complète en ce monde.
On peut être sûr que cette espérance, "malgré tout", est partagée par un grand nombre de nos concitoyens, quelles que soient leur opinions sur la religion.

Références.

1) Radzichovski. Du point de vue de la psychologie. Znania - sila 1988 N°10

2) Encyclopédie philosophique Moscou, 1964, T 3 pp 112-118

3) Freud. Extraits. Londres 1969 T. 1 p. 125.

4) Cité d'après : Vasililevskij G.V. Les réformes politiques et les mouvements sociaux dans la Grèce Antique en sa période de décadence. Saint-Pétersbourg, 1869, p.35

5) Horace, Odes t.1.15

6) Lénine V.I. Oeuvres complètes, t.7 p 173

7) Décrets du Pouvoir Soviétique, Moscou 1957 t.1 p 114

8) Kommunist, 1957, n°4 p.19

9 idem

10) Actes du Concile local, Prague, 1918 livre III annexe à l'acte 31

11) Essenine S. Ouvres, Moscou, 1970, t.2 p.64

12) Khartchev K.M. Loi et conscience - Ogonek, 1988, n°50 p.4

13 Lénine et l'art, Léningrad, 1934, p 169

 

Le texte russe a paru dans "Sur la voie de la liberté de conscience" Moscou, Ed. Progrès 1989

Paru dans Plamja n°80

   

 

 
 
    

  pp 112-118



20/01/2017
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