Léonide Féodoroff; Séjour à Rome, détresse en Amérique***/

Séjour à Rome

Détresse en Amérique

Entre Rome et Moscou P.Mailleux SJ DDB pp 40-46

Depuis cinq ans, Léonide avait vécu en paix au Léonianum; le gouvernement russe  ne semblait pas s'être préoccupé de son sort. Un beau jour, il fallut bien cependant réveiller son attention car la validité du passeport obtenu jadis à Pétersbourg expirait le 26 juin 1907. A la fin  du printemps, Léonide se rendit à Rome à la légation impériale russe auprès du Saint-Siège pour en solliciter la prolongation. Une réponse péremptoire arriva sans tarder; " Si Féodorof ne quittait pas sur le champ un établissement dirigé par des jésuites le retour en Russie lui serait interdit à jamais!"

Léonide ne pouvait concevoir d'autre champ d'action pour son apostolat que la Russie; il résolut donc d'obtempérer à l'ordre reçu.

Le recteur du Leonianium adressa une supplique au Saint-Père pour obtenir le transfert de son séminariste au collège dit de la Propagande. (Propaganda fide-) La réponse fut favorable: le Recteur de la Propagande demanda seulement que Léonide attende jusqu'à la fin d'octobre pour entrer au séminaire; la place faisait défaut à la villa où les séminaristes passaient l'été.

En juillet comme prévu, Léonide se rendit à Velehrad. Sa participation au congrès fut discrète: trop jeune théologien  pour prendre la parole, il se contenta d'écouter et surtout d'étabir avec ces premiers oecuménistes réunis, des liens d'amitié qui pourraient lui être utiles dans la suite.

Le Collège de la Propagande, situé" à cette époque Piazza di Spagna, au coeur même de Rome, accueillait les séminaristes en provenance des divers pays du monde qui n'avaient pas encore pu organiser à Rome leur séminaire national... Léonide s'y trouva donc dans un milieu très international: japonais, hindous, néo-zélandais s'y coudoyaient avec d'autres encore. Un de ses compagnons d'études arrivé lui aussi de l'empire des tsars, deviendrait plus tard le cardinal Agagianian, patriarche des Arméniens catholiques et ensuite secrétaire de la Congrégation "De propaganda fide". Le séjour dans ce milieu permit à Léonide  de saisir d'une manière concrète l'universalité de l'Eglise catholique et la complexité croissante des problèmes pastoraux modernes. Avec les Hindous, il découvrit le problème des castes, les progrès de l'Islam en Asie; avec les Ecossais, la multiplicité des sectes protestantes. A vrai dire, en obligeant le séminariste Féodorof à quitter le Léonianium le gouvernement russe avait, sans le vouloir, rendu service au catholicisme russe. Les soixante kilomètres qui séparaient Agnani de Rome avaient suffi pour empêcher Léonide de rencontrer d'une manière habituelle les russes de passage dans la Ville éternelle. Ils avaient également rendu difficile toute démarche auprès des congrégations romaines en faveur de ses amis de Saint-Pétersbourg. De plus, il était revenu de Velehrad porteur d'une mission urgente; elle concernait les orientaux établis en Amérique du Nord.

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, plusieurs centaines de milliers d'émigrants provenant des régions orientales de l'empire austro-hongrois débarquèrent aux Etats-Unis, heureux d'y accepter les travaux les plus rudes dans les ports et les mines. Sans prétention aucune, souvent même analphabètes, ces braves gens, partis des régions où les classes les plus aisées de la société avaient été polonisées, magyarisées ou germanisées ne se désignaient même pas par une nationalité commune. Les uns s'appelaient Galiciens, les autres Roussines, Hongrois, Slovaques, Ukrainiens. Un seul titre les caractérisait tous; ils étaient gréco-catholiques, c'est-à-dire qu'ils étaient unis à Rome, mais leurs prêtres célébraient les offices en langue slavonne, suivant la tradition gréco-byzantine.      

En 1884, quelques uns d'entre eux envoyèrent au cardinal Sylvestre Sembratovitch, prédécesseur du Métropolite André Cheptizky sur le siège de Lvov, une lettre touchante de foi et de simplicité pour lui demander des pasteurs pour leur rite.

Un premier prêtre, très zélé et excellent organisateur, leur fut envoyé la même année, le P.Ivan Nestor Volansky. A la fin du siècle, une quarantaine d'autres l'avaient suivi dans le Nouveau Monde.

A la même époque aux Etats-Unis, l'Eglise catholique de rite latin entrait dans une période de croissance très rapide. Ses évêques mettaient tout en oeuvre pour assurer la persévérance religieuse des millions de catholiques irlandais, allemands, polonais, slovaques et autres qui venaient s'établir dans ce pays où les protestants dominaient puissament en  nombre et en influence. L'arrivée de ces catholiques orientaux qui étaient accoutumés à des offices religieux célébrés non pas en latin mais en slavon, qui recevaient le sacrement de confirmation non des évêques, mais des simples prêtres et surtout dont les prêtres étaient mariés comme les pasteurs protestants était gênante. Comment les faire entrer dans les cadres établis?

Le P.Volansky et les premiers prêtres gréco-catholiques qui arrivèrent au Nouveau-Monde se considéraient comme relevant uniquement des évêques d'Europe orientale qui les avaient envoyés. Cette situation ne pouvait évidemment se prolonger sans fin. Les évêques latins intervinrent; des conflits surgirent.

Pour tâcher de mettre un peu d'ordre dans cette situation, le Sant-Siège promulga en 1890 un décret qui, notamment, proclamait la juridiction des évêques latins, à l'exclusion de tous les autres, sur les Gréco-Catholiques des Etats-Unis et, de plus, obligeait les prêtres mariés déjà établis en Amérique à rentrer en Europe. Le pionnier, l'énergique P.Volansky, dut ainsi abandonner ses ouailles, laissant derrière lui un grand vide et aussi beaucoup d'aigreur contre Rome et les évêques latins.  

Un premier incident très grave se produisit en 1890 dans le Minnesota. Les gréco-catholiques de Minnéapolis qui avaient bâti une église de leur rite désiraient comme pasteur le P.Alexis Toth, arrivé récemment du diocèse de Presov en Slovaquie. Quand le P.Toth se présenta chez l'archevêque de Saint-Paul, Mgr John Ireland, pour demander juridiction, il se heurta à un refus;

"Il y a déjà une église polonaise à Minnéapolis, aurait répondu l'archevêque; que les Gréco-catholiques aillent y prier!  Nous ne pouvons ouvrir une paroisse de plus pour eux!'

Les Gréco-catholiques s'indignèrent. Puisque l'évêque latin ne voulait pas les aider à prier suivant leurs traditions, il n'y avait, déclarèrent-ils, qu'une solution: envoyer une délégation à l'évêque orthodoxe russe  établi à San-Francisko et de lui demander de les prendre sous sa juridiction. Le P.Toth y consentit. L'évêque orthodoxe Vladimir vint lui-même et, le 25 mars 1891, il reçut solennellement le p.Toth et 361 de ses fidèles dans l'Eglise orthodoxe. A la fin de 1898, trois autres paroisses gréco-catholiques avaient suivi l'exemple de celle de Minnéapolis, d'autres suivraient en chaîne.

Il devenait de plus en plus manifeste que le seul moyen d'apaiser les esprits était de donner aux gréco-catholiques d'Amérique un évêque de leur rite. Le Métropolite André Cheptizky multipliait dans ce sens ses démarches à Rome. Le problème n'était pas si simple; ces orientaux catholiques étaient établis sur les territoires de plusieurs diocèses latins déjà organisés. Leur donner un évêque particulier c'était en quelque sorte créer un Etat dans l'Etat en confiant un même territoire à deux évêques différents. Il fallu attendre jusqu'en 1907 pour que les Congrégations romaines tentent enfin une solution. Le 26 mars de cette année , un  père basilien de Galicie, le P.Soter Ortynsky, fut désigné pour être le premier évêque des gréco-catholiques des Etats-Unis. Sacré le 12 mai, il débarqua le 27 à Nex-York. La joie de ses ouailles fut de courte durée; un mois plus tard, la lettre apostolique "Ea semper" venait déterminer ses pouvoirs en les limitant singulièrement.  Elle stipulait que le nouvel évêque dont le siège devait être établi à Philadelphie, ne pouvait visiter ses fidèles qu'après avoir reçu la permission de l'évêque latin de l'endroit. elle lui interdisait de déplacer ses prêtres sans l'accord des évêques latins interessés; tous les prêtres gréco-catholiques se voyaient retirer la faculté d'administrer le sacrements de Confirmation; plus grave encore; en cas de mariage entre catholiques de rites différents, le rite latin jouissait d'une position privilégiée.

 Le nouvel évêque se trouva très vite dans une situation intenable. Tandis que certains évêques latins tâchaient généreusement de l'assister dans sa tâche ingrate, d'autres en  revanche semblaient l'igorer ou même entravaient ses actions. Ses fidèles aigris se disputaient entre eux; ils quittaient l'Eglise catholique en grand nombre pour passer à l'orthodoxie.      

C'est la mort dans l'âme que Léonide apprit ces conflits et ces défections. Il était manifeste que, dans le monde catholique, le haut clergé lui-même ne se rendait pas compte de leurs conséquences. Depuis leur union à l'Eglise romaine, trois siècles auparavant, ces gréco-catholiques s'étaient trouvés gouvernés par des puissances politiques nettement favorables à l'Eglise catholique, c'est-à-dire la Pologne et l'Autriche-Hongrie. Les ennemis de l'Eglise romaine ne s'étaient pas fait faute de proclamer que leur adhésion à l'Eglise catholique ne subsistait que grâce à la pression et à la violence du pouvoir civil. Le fait qu'une fois arrivés dans le Nouveau-Monde tant de gens simples renonçaient à l'union avec Rome allait être exploité pour tâcher de prouver que cette accusation d'oppression des consciences était fondée. L'honneur de l'Eglise était donc en jeu.

Les évêques américains de l'époque se trouvaient écrasés sous la tâche d'organisation qui leur incombait; de plus aucun d'entre eux n'avait vu de près l'orient chrétien; on ne pouvait trop leur en vouloir de ne pas comprendre la portée réelle ces événements. Mais à Rome on était mieux placé pour sasir toute l'étendue du désastre; on aurait dû éclairer les évêques américains.

Pour Léonide, la position d'humble séminariste aux études ne favorisait pas des démarches de ce genre; il décida néanmoins de tout mettre en oeuvre pour obtenir que le Saint-Siège revienne sur ses décisions.

Il demande audience aux cardinaux Rampolla et Vivès et expose le danger de la situation. Les deux prélats l'écoutent avec attention.

Tous deux regrettent vivement, écrit-il au Métropolite André, que l'affaire de l'évêque d'Amérique ait pris un tournant aussi défavorable; ils conseillent d'écrire tout de suite une lettre de protestation au Saint-Père. Il faut absolument que tous les évêques de Galicie, votre Excellence en tête exposiez longuement au Saint-Père la situation dangereuse des Ruthènes catholiques et de leur évêque. Il faut surtout insister sur le danger des schismes et sur le mécontentement des évêques ruthènes; c'est ce qu'on redoute le plus ici. La lettre de protestation doit être signée par tous les doyens, chanoines et professeurs de théologie des séminaires et des universités de Galicie. Il faut faire la même chose en Amérique où tous les prêtres ruthènes doivent signer la lettre.  Cette lettre de protestation doit être remise directement au Saint-Père sans passer par les intermédiaires. C'est ce que m'ont conseillé les cardinaux ainsi que les pères bénédictins du Collège grec.  
Pour autant qu'on peut s'en rendre compte, les prélats romains redoutent de créer "diocesim diocesi" (un diocèse dans les diocèses) en donnant à l'évêque ruthène d'Amérique des droits plus étendus. En cela, ils ont naturellement tout à fait raison mais ils ne doivent pas tomber dans l'autre extrême en réduisant à rien l'indépendance de l'évêque ruthène.     

Le 2 novembre 1907, il en est à la troisième visite chez le cardinal Vivès pour intercéder en faveur des Ruthènes du Nouveau-Monde.  Il va ensuite frapper à la porte du cardinal Ledochovsky.

 

Son Eminence, après cette visite, m'a fait remarquer fort opportunément que les Orientaux négligent d'envoyer au Saint-Sièger des informations précises sur leurs affaires. Les Allemands au contraire informent Rome avec la plus grande précision de leurs besoins et de leurs différends et ils y trouvent le plus grand avantage.

Il faut connaître de près les usages des séminaires romains et plus particulièrement de la Propagande pour se rendre compte du courage et du zèle que le séminariste Féodorof déploya dans toute cette affaire. Le jeune âge de beaucoup de séminaristes, la diversité de leur origine ont fait introduire dans ces séminaires des règlements sévères. Pour sortir en ville en dehors des promenades habituelles, il faut franchir bon nombre de barrages, c'est-à-dire accomplir beaucoup de démarches fastidieuses pour l'obtention de permissions nécessaires. Il faut aussi trouver un compagnon bénévole, car il est de règle que les séminaristes ne sortent pas seuls.

La tâche de Léonide est d'autant plus difficile que le Recteur de la Propagande ne l'a pas compris; il écrit au cardinal Gotti

Féodorof est un jeune homme de caractère inquiet. Il ne suppporte pas la discipline. Il a de grands talents mais il a une trop haute idée de lui-même; il montre pour le rite grec un attachement qui sent le fanatisme et se confond souvent avec le mépris de l'Eglise romaine.

Léonide avait vu juste. La propagande anticatholique fit usage de ces décisions du Saint-Siège pour tâcher de démontrer aux gréco-catholiques qu'ils seraient toujours considérés comme des parias dans l'Eglise romaine et que leurs traditions n'y jouiraient d'aucune respect. Les journaux que Léonide s'était fait envoyer de Russie lui apprenaient régulièrement la polémique qu'y suscitait la décision romaine. Il en  traduit patiemment en italien les articles les plus significatifs pour les faire lire aux cardinaux.

Entre-temps, pas un mois de cette année d'étude ne se passe sans qu'il ne reçoive la visite de l'un ou l'autre de ses amis de Russie. En janvier 1908, le jubilé de saint Jean Chrysostome attire à Rome un bon nombre de prélats orientaux. En février, le Métropolite André vient faire sa visite "ad limina"; en mars, l'abbé Stislavsky arrive en Italie et lui expose les mécontentements des polonais de Pétersbourg. En fin avril,  Léonide accueille accueille à Rome, un ancien membtre de la Douma, M.Alexandre Sipiaguine, qui vient d'être reçu dans l'Eglise catholique et désire se préparer au sacerdoce.

Mais plus que tout autre, c'est sa mère restée à Pétersbourg qui l'informe des événements de la capitale.

 Malgré le prolongement de la séparation l'intimité la plus étroite ne cesse d'exister entre la mère et son fils. Ils s'écrivent plusieurs fois par mois.

"Il me semble, que nous nous connaissions si bien, déclare un jour Lioubov Dimitrievna Féodoroff dans une de ses lettres, à son fils, que même après ma mort, tu continueras à m'entendre et que tu penseras à ma place. Comme je suis heureuse de pouvoir mourir avec cette pensée qu'en moi-même je te vois et qu'en moi-même je te connais."

En 1905, lorsque des émeutes faisaient tremblerr Saint-Pétersbourgn des amis lui avait proposer d'aller retrouver son fils à l'étranger.

Pour rien au monde je ne quitterai la Russie, leur écrit-elle. Je veux éprouver tout ce qu'éprouvera mon peuple. "Pas un cheveu ne tombera de votre tête si le Père céleste ne l'a permis".

Une autre fois, des connaissances partent pour l'Italie et lui demandent l'adresse de Léonide pour aller lui rendre visite de sa part. Il se fait précisément qu'à ce moment les lettres du séminaristes ont été moins fréquentes que d'habitude. Lioubov Feodorovna veut donner cette adresse puis elle se ravise.

Non, écrit-elle, je ne puis m'y décider. Léonide pourrait croire que je veux en quelque sorte le contrôler comme si je doutais de sa bonne conduite. Je ne veux pas briser l'harmonie qui existe entre nous. Je l'ai émancipé de la servitude familiale et je ne veux pas revenir à la charge en lui demandant pourquoi il est silencieux.

 

La fin de l'année académique 1907-1908 approchait. Pour une raison inconnue, le séminariste Féodoroff demanda avec insistance à pouvoir présenter ses examens de théologie avant les autres compagnons. Il boucla ses valises, dit adieu à tous à la Propagande en donnant l'impresssion de vouloir renoncer aux études ecclésiastiques et un beau matin il partit pour la Galicie. 



18/03/2014
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