Léonide Féodoroff; La guerre, exil en Sibérie.

Entre Rome et Moscou, o.c. pp; 74-82

Léonide Féodoroff

La guerre, exil en Sibérie

"La guerre est inévitable" écrivait le P.Léonide au Métropolite André, en terminant le récit de son voyage en Russie. Il ne se trompait pas. Quelques jours plus tard, c'est-à-dire le 29 juin 1914, les journaux du monde entier annonçaient en grandes lettres l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand, héritier d'Autriche-Hongrie. Pendant le mois qui suit, la tension diplomatique entre l'Autriche et la Serbie, l'Allemagne et la Russie monte de jour en jour. Le 28 juillet, l'Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie, le 1er août l'Allemagne déclare la guerre à la Russie. Six jours plus tard l'Autriche-Hongrie suivait l'Allemagne, son alliée.  A l'exception de quelques petites nations privilégiées, tous les pays du monde allaient se trouver engagés dans une âpre lutte qui durerait quatre ans et changerait la face du vieux monde. En se déclarant la guerre, les Empires d'Allemagne, d'Autriche-Hongrie et de Russie, avaient signé leur propre arrêt de mort.

La guerre surprit Léonide à Constantinople. Il n'y avait pas une minute à perdre. Sujet russe séjournant en Turquie, alors alliée de l'Allemagne et de l'Autriche, il risquait d'être arrêté comme espion. Il prit aussitôt le bateau pour Odessa. Ce fut le dernier bateau. Léonide se retrouvait à Saint-Pétersbourg qu'un décret du tsar ordonnait d'appeler désormais la capitale de l'empire Petrograd.

Une première surprise pénible l'y attendait: Lioubov Dimitrievna, sa vieille mère, se trouvait alitée, frappée d'une paralysie dont on ne pouvait guère espérer la guérison. Une seconde suivit bientôt; quinze jours après son arrivée, la police vint lui signifier qu'il devait quitter sur-le-champ la capitale et se rendre à Tobolsk, en Sibérie, pour y vivre en déportation. La durée de son exil n'était pas précisée.

 

 

monastère à Tobolsk

 

Au temps des tsars, les condamnés à la déportation en Sibérie faisaient en général le long voyage librement, sans gardes, mais à leurs frais. Seuls les déportés absolument dépourvus de ressources voyageaient en convois par étape, dans des conditions pénibles. Il semble bien que le P.Léonide ait pu voyager seul. Dès son arrivée à Tobolsk, il alla se faire enregistrer au bureau de la police locale et dans la suite s'y présenta régulièrement au moins une fois par mois.

Tobolsk comptait alors un peu plus de 30.000 âmes.  Chef-lieu administratif d'une vaste province, situé dans un cadre très pittoresque à environ 300 km de la frontière de l'Europe, la ville présente un lieu d'exil assez doux. L'Irtych, le large fleuve qui la baigne fait sa richesse, la majorité des habitants vit en effet de la pêche. Les autres sont des commerçants, des artisans.des fonctionnaires et surtout des soldats. Léonide y trouve une cathédrale et une vingtaine d'autres églises orthodoxes, un séminaire, un monastère d'hommes, une église catholique polonaise et enfin un temple luthérien. Il loua une chambre en ville et, pour gagner son pain quotidien, il obtint un poste de scribe dans l'administration locale. Ces hommes simples lui rappellent les moines de Kamenitza; il se lie avec eux d'amitié et quand il le peut, il va leur prêter main forte.

Il rencontre aussi les professeurs du séminaire orthodoxe et connaît bientôt à fond leur bibliothèque. Dans ce coin lointain de Sibérie, il découvre d'anciens ouvrages de théologie écrits en latin à l'époque où les théologiiens orthodoxes de Kiev, sous l'impulsion de leur métroppolite Pierre Mohila, s'inspiraient des méthodes catholiques pouir résister à à la propagande religieuse des polonais.

 Tobolsk comptait aussi de trois à quatre cents catholiques tous d'origine polonaise et farouchement hostiles à ce qui sentait la Russie. La P.Léonide ne put même pas célébrer ses offices dans leur église, ils auraient crié à la russification. Il fut donc contraint de célébrer la liturgie dans son appartement.  

De Pétrograd, lui arrivaient régulièrement des colis et aussi des nouvelles sur la guerre et l'activité des catholiques russes. A peine arrivé en Sibérie, il apprenait l'avance rapide des troupes russes en Galicie, la prise de Lvov et l'incorportation de cette province à l'empire russe.

Dès l'occupation de Lvov par les troupes du tsar, le métropolite Cheptizky avait été consigné dans son palais archiépiscopal. Trois jours plus tard, le 18 septembre 1914; il fut envoyé à Kiev, de là à Koursk où il resta un an. Enfin, la police le fit monter dans un mauvais wagon de 3e classe pour le conduire à Vladimir puis à Souzdal, dans le monastère prison pour prêtre de mauvaise vie. Le P.Zertchaninoff y avait séjourné quinze ans plus tôt pour s'être fait catholique.

L'opinion russe s'émut de la brutalité avec laquelle le gouvernement traitait un archevêque métropolitain. A la Douma, le député Kerensky et, dans la presse, l'écrivain Korolenko prirent la défense du métropolite. Ils reprochèrent au gouvernement d'avoir fait en Galicie une politique partisane anticatholique qui avait soulevé l'hostilité de la population et avait ainsi desservi les vrais intérêts de la Russie. Ces interventions obtinrent d'heureux résultats. Au début de septembre 1916, Léonide apprit que le métropolite avait été transféré à Yaroslav, la ville d'où provenait sa famille.

A Pétrograd, la communauté vivait en paix mais divisée. Le P.Zertcheninoff célébrait ses offices dans une chapelle latérale de l'église polonaise Sainte- Catherine. Le P.Deibner priait régulièrement avec un petit groupe de fidèles dans la chapelle de la rue Barmalaieva en y pénétant toujours par la porte latérale qui avaient éhappé aux scellés, un troisième prêtre catholique russe préparé au sacerdoce en Belgique et ordonné en Bulgarie, célébrait à l'église latine des chevaliers de Malte.

En 1914 le P.Léonide fut immobilisé au lit pour un certain temps par une crise de rhumatisme articulaire.

En 1915 et 1916 on pouvait se rendre compte qu'en Russie, dans l'armée comme dans le peuple, la lassitude croissait rapidement. La guerre avait désorganisé l'économie nationale, les produiits indispensables disparaissaient du marché ou ne se vendaient qu'à des prix inabordables pour la masse.

Au front, beaucoup de soldats étaient tombés par manque d'armes et d'un matériel de guerre suffisant ou approprié. le moral de l'armée ne cessait de baisser. La Douma s'insurgeait âprement, mais en vain, contre la politique du gouvernement. La présence à la cour impériale de Raspoutine, son influence sur l'impératrice exaspéraient les intellectuels et beaucoup de membres de la noblesse.         

La révolution monte lentement. Cette fois, malgré l'attachement profond du peuple russe à ses traditions mutliséculaires, elle ne pourrait plui être évitée.
 Lettre du P.Léonide en 1914.

Le 27 février 1917, les soldats se mutinent dans plusieurs casernes. Le lendemain se constitue déjà le premier gouvernement révolutionnaire. Dès le 2 mars, Nicolas II abdique. le sort en est jeté: le pouvoir détenu penant quatre siècles par les tsars de Russie passe en de nouvelles mains.  

 

 

 

abdication de Nicolas II.jpg

abdication de Nicolas II

Nicolas II et sa famille.jpg

Nicolas II et sa famille

En province, les esprits sont moins tendus; les nouvelles de Pétrograd n'y parviennent qu'avec du retard. Le métropolite André vivait encore paisiblement dans sa réclusion de Yaroslav lorsque les soldats chargés de sa surveillance lui annoncèrent qu'on avait enlevé leurs armes.   Quelques heures plus tard, il apprenait que les autorités de la ville avaient été jetées en prison. Quelques jours plus tard, le P.Jean Deibner et Mlle Ouchakoff venaient le surprendre, lui raconter les bouleversements survenus à Pétrograd, et en particulier, la formation d'un gouvernement républicain provisoire sous la présidence du prince Lvoff. Enfin, trois semaines après le début de la révolution, on vint le libérer.

La situation dans la capitale avait changé sur de nombreux points. Soucieux de supprimer les contraintes de l'ancien régime, le nouveau gouvernement avait proclamé une amnistie complète pour les délits de nature religieuse et, le 20 mars, il avait aboli toutes les restrrictions à la liberté des cultes. Les catholiques en éprouvèrent un soulagement facile à imaginer. Une coïncidence heureuse voulait que le métropolite André arrive à Pétrograd à cet instant d'espérance et de joie. Ils entreprirent de lui assurer un accueil chaleureux et l'invitèrent à célébrer une liturgie solennelle dans l'église des Chevaliers de Malte. Tous les membres du clergé catholique russe présents à Pétrograd concélébrèrent avec lui. Les chants furent exécutés par un des meilleurs choeurs de la ville. Au cours de cette liturgie, le métropolite ordonna le P.Vladimir Abrikosoff arrivé de Moscou peut auparavant. Pour la première fois dans l'histoire de la Russie,   la presse de la capitale avait accepté d'annoncer cet office catholique. Aussi l'église était comble.

Le métropolite estima que sa présence à Pétrograd était providentielle.  Sans hésiter, il estima devoir se servir des pouvoirs que lui avait jadis conférés Pie X pour organiser l'activité future des catholiques russes. 

De toute évidence, il fallait avant tout leur désigner un prêtre qui sut s'imposer par ses qualités morales et intellectuelles et n'avait été inféodé à aucun des petits groupes rivaux du passé: ce chef ne pouvait être que le P.Léonide Féodoroff. Dans un rapport qu'il écrira au pape le 17 août sur son activité en Russie et les mesures qu'il avait prises à cette heure historique, le métropolite écrira:

J'ai choisi comme exarque le P.Féodoroff parce que parmi les prêtres catholiques, il  était le seul de taille à remplir ces fonctions et, que de plus, il est vraiment pieux, humble, instruit; c'est un homme d'oraison et avant tout un homme d'Eglise et d'esprit romain.

 Le P.Léonide se vit conférer le titre d'exarque.

D'après le droit byzantin tant religieux que civil, un exarque représente l'autorité supêrme dans un territoire particulier en des circonstances diverses. Jadis, les empereurs byzantins nommaient un exarque pour administrer leur territoire de Ravenne en Italie; le Saint-Synode de l'Eglise russe dirigeait également par un exarque l'Eglise orthodoxe de Géorgie. Ce titre convenait mieux que tout autre pour exprimer la nature des fonctions confiées au P.Féodoroff. Il indiquait tout d'abord que les pouvoirs les plus étendus lui étaient confiés. Titre byzantin, il faisait ensuite comprendre que ces pouvoirs n'étaient conférés que pour les fidèles de rite grec; titre nouveau, il suggérait par lui-même que la fonction était considérée comme exceptionelle et temporaire. L'exarque des Russes catholiques resterait dans une position d'attente; il se retirerait dès que l'Union collective espérée entre l'Eglise russe et Rome-aine serait réalisée.

 Cependant le P.Léonide était toujours isolé en Sibérie. Le Métropolite obtint sa libération. Le nouvel exarque arriva à Pétrograd juste pour  Pâques.

 Dans les traditions liturgiques gréco-russes, l'office de Pâques est particulièrement exaltant

et prenant par l'exubérance de joie exprimée dans ses chants, par la profusion de lumière et d'encens par les gestes. 

Mais en cette année 1917, il fut, pour les catholiques russes, une cérémonie inoubliable. Les années précédentes, ils avaient célébré cet office d'une manière clandestine, derrière des fenêtres tapissées de papiers noirs et retenant leur voix. Cette fois le temps avait changé.

Pour la première fois, ils purent exécuter la procession qui précède l'office. L'exarque présidait, le métropolité étant malade. A minuit précise, un cierge à la main, le clergé et les fidèles sortirent de leur chapelle. Arrivés devant la porte encore close de la chapelle, l'exarque et ses concélébrants entonnèrent majestueusement le tropaire de Pâques " Le Christ est resuscité des morts."    La porte fut ouverte, la chapelle s'illumina et tous pénétrèrent en continuant leur chant.

 

chant du Christ est ressuscité.jpg

 

 

Mgr Ropp archevêque latin de Mohiliov était présent, c'était tout un signe.

 
A la fin des matines, rapporte un témoin, l'exarque suivant les rubriques lut lui-même l'homélie pascale de Saint Jean Chrysostome.. Très ému, il en prononça les premières phrases avec de légers bégaiements.  Mais il reconquit aussitôt la pleine maîtrise de ses émotions et retrouva sa diction habituelle très soignée et sa voix forte et harmonieuse"  

 L'évangile de la liturgie qui suivit lors de l'eucharisitie fut chantée en grec, en latin, en slavon et en russe. Enfin, après trois heures de chants et de prières, les fidèles entourant leur exarque et leurs autres prêtres rompirent le jeûne du carême par un repas de fête qui se prolongea jusqu'à l'aube.

Durant trois semaines, le Métropolite resta immobilisé par la maladie. Après sa guérison, il décida de réunir ce qu'il appela un synode éparchial pour rédiger avec le plus de précision possible le    statut de la jeune Eglise catholique. Il y prépara son clergé par une retraite faite en commun, puis le 28 mai 1917, il célébra une liturgie. C'était la Toussaint dans le calendrier byzantin slave.

NB : Le premier dimanche après la Pentecôte

 La première réunion du synode eut lieu dans une salle de l'église Sainte-Catherine. Sept prêtres russes entouraient le métropolite. A la denière session, trois évêques de rite latin et quelques prêtres et laïcs vinrent s'unir à eux. Le P.Kolpinsky, lut d'abord en russe, puis en latin, l'acte officiel établissant l'exarchat de Russie. Le Métropolite promulga officiellement la nomination du Père Léonide Féodorof comme exarque des Russes catholiques avec juridiction sur toute la Russie d'Europe et d'Asie à l'exception de l'Ukraine et de la Biélorussie.

  Ces deux régions de l'empire étaient alors secouées par des mouvements nationalistes et séparatistes. L'exarque n'en connaissait pas suffisamment la langue.

Tous les prêtres tant du rite latin que du rite byzantin apposèrent leur signature sous l'acte. Puis ils prêtèrent serment au pape et à l'exarque.

En septembre 1914, le gouvernement impérial avait confisqué les documents du métropolite, qui furent envoyée à Pétrograd. Il récupéra les documents notamment sa juridiction donnée  par Pie X au titre d'évêque de Kamenetz-Podolsk sur tous le russes de rite grec. Grâce à ce document, le clergé de rite latin ne pouvait plus contester ses pouvoirs.

Ces mêmes archives apportées de Lvov avaient d'ailleurs, quelques mois auparavant,  permis de proclamer, grâce à un expert impartial, combien les accusations que l'on portait contre le métropolite manquaient d'objectivité. Déposées à l'académie des sciences de Pétrograd, elles avaient été minutieusement examinés par un spécialiste des questions ukrainiennes.

Les papiers saisis chez le métropolite, sont des pièces d'archive d'une grande valeur historique; c'est la correspondance officielle et privée du Métropolite. Elle ne contient pas la moindre allusion à une activité révolutionnaire ou terroriste quelconque". 

Le métropolite projeta de conférer l'ordination épiscopale à l'exarque. Celui-ci le conjura d'attendre que le pape ait été informé des décisions prises et l'ait confirmé dans ses fonctions.

Il souhaitait aussi pouvoir mettre d'abord ses forces à l'épreuve avant d'accepter semblable responsabilité".

La confirmation du Saint-Siège se fit attendre quatre ans. Le pape Pie X avait cru en conscience devoir accorder au métropolite des facultés exceptionnelles en vue d'une éventuelle activité pastorale en Russie. Si cete décision était parvenue à la connaissance du gouvernement impérial, elle aurait produit l'effet d'une bombe dans les relations entre la Russie et le Saint-Siège.  Pie X voulut en prendre pour lui seul toute la responsabilité et il n'en informa pas la Secrétairie d'Etat. Il n'en restait donc pas de traces dans les archives du Vatican.

La mission diplomatique de Russie auprès du Saint-Siège était alors géré par son secrétaire, Nicholas Block. Il a raconté dans ses mémoires comment le Cardinal Gaspari lui demanda s'il était au courant des pouvoirs extraordinaires conférés oralement au Métropolite André.

Nous n'en  trouvons trace ni dans les archives de la Secrétairerie, ni dans celle de la Propagande. Des délégations conférées oralement étaient assez fréquentes aux temps apostoliques mais 20e siècle, c'est chose inouïe!  

   A la fin de 1920, après de multiples aventures, le métropolite pu enfin se rendre à Rome. Il y arriva le 16 décembre et expliqua son action en fournissant à l'appui des pièces signées par Pie X.

Benoît XV sanctionna les mesures prises et le 1er mars 1921, confirma l'exarque dans ses fonctions. Il lui conféra en même temps le titre de protonotaire apostolique, "ad instar" "pour le revêtir" suivant les termes mêmes de la lettre officielle accompagnant cette nomination "d'une dignité qui répondit à ses fonctions et pour lui montrer la bienveillance toute particulière du Saint-Père".

 Bref "Ex amplissimo " du 1er mars 1921

Le Synode éparchial de Petrograd formula encore quelques résolutions concernant la discipline du clergé catholique russe, les usages liturgiques à adopter et la publication d'ouvrages religieux en russe pour les catholiques.

 

Suite  "Mois de printemps"


08/07/2015
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