Père Alexandre Men' IV

Le père Alexandre Men et la Bible

Article du Père René Marichal, s.j.  dans Plamia n° 103 décembre 2000

 

L'audience du Père Alexandre Men dans les brèves années qui séparent le début de la perestroïka de son assassinat, un dimanche de septembre, est un phénomène absolument unique. Mais il y avait déjà quelques décennies qu'il guidait vers la foi une communauté invisible et dispersée dont l'ampleur ne se manifesta guère qu'après sa disparition. Pourquoi le Père Alexandre a-t-il connu un pareil succès? Pourquoi, dix ans après sa mort, tant de fidèles orthodoxes et catholiques de Russie se réclament-ils de lui, non pas comme un gourou, mais comme un véritable père spirituel ?

 

Les témoins de son action pastorale le reconnaissent tous : il leur a ouvert les Ecritures et c'est ainsi qu'il les a mis en contact avec Celui dont il est question tout au long des Ecritures.

 

Les Ecritures étaient en effet fermées, dans la Russie du communisme finissant. Matériellement, peu de gens possédaient le Nouveau Testament et encore moins la Bible complète. Dans la vie liturgique, l'usage exclusif du slavon empêchait la majorité des fidèles de saisir pleinement le sens du texte sacré et d'en faire leur profit. La prédication, qui aurait pu éclairer les textes lus à l'office, était étroitement surveillée. Même pour les heureux possesseurs d'un exemplaire de la Bible en langue russe, la traduction synodale n'avait pas été remise à jour depuis plus d'un siècle.

 

Si le Père Alexandre Men pouvait ouvrir l'Ecriture à ceux qui venaient à lui, c'est tout d'abord parce qu'il la fréquentait dans une prière personnelle assidue. Ses commentaires de l'Evangile, que ce soit dans des sermons isolés ou dans le livre consacré à l'histoire de Jésus, Le Fils de l'homme, révèlent d'emblée le contemplatif qui a longuement regardé vivre l'homme Jésus et qui a reconnu par les yeux de la foi dans ce Fils de l'homme la présence transcendante du Verbe divin.

 

Mais le P. Alexandre s'était aussi livré à une étude non moins assidue de la littérature biblique orthodoxe russe et, très largement aussi, étrangère. Sa lecture est proprement gigantesque, à en juger par la bibliographie citée dans ses ouvrages. Et quand on sait combien il a consacré de temps au service pastoral, sa puissance de travail apparaît comme hors du commun. 

 

Dans sa prédication et dans ses écrits se révèlent la familiarité d'Alexandre Men avec le Dieu vivant de la Bible et avec toutes les recherches suscitées par ce livre unique.

 

Avant que ne paraisse à l'étranger et sous un pseudonyme son grand livre sur Jésus, le P. Alexandre eut parfois accès aux pages de la Revue du Patriarcat de Moscou, entre 1959, alors qu'il n'était encore que diacre, et 1966. C'est sous la rubrique "Articles" que l'on peut trouver une quinzaine de textes de 3 à 5 pages, dont beaucoup sont en réalité très proches du genre homilétique, mais quelques-uns constituent une approche beaucoup plus érudite et montrent que le P. Men est au fait des recherches les plus sérieuses et les plus fécondes de la science biblique contemporaine.

 

Chacun de ses brefs écrits révèle déjà l'une ou l'autre des préoccupations majeures du P. Alexandre interprète de l'Ecriture, telles qu'il les mettra en oeuvre magistralement dans les livres qui ne verront le jour que plus tard.

 

L'homme Jésus

La tradition orthodoxe, dans sa liturgie et dans son art sacré, met en très fort relief la divinité du Christ. Le Pantocrator qui domine le chœur dans beaucoup d'églises byzantines, le Christ enseignant, si cher à l'iconographie russe, le montrent en majesté, sur le fond d'or de la coupole ou dans la  losange des "puissances", environné par les anges. Le P. Alexandre semble avoir voulu souligner la pleine authenticité humaine de Jésus, sachant bien que la foi chrétienne ne peut se dire que dans une confession équilibrée des deux natures. L'athéisme ambiant cherchait avec trop de zèle à enfermer les croyants dans l'aliénation religieuse pour qu'un pasteur aussi clairvoyant que le P. Men n'ait pas cherché à remettre le fait religieux au cœur de la vie concrète de l'humanité. Et il fallait pour commencer montrer clairement que "l'un de la Trinité", pour reprendre le langage du Concile de Constantinople II, avait vraiment souffert la passion, dans une humanité en tout pareille à la nôtre, hormis le péché.

 

Dans un article de septembre 1959, "Nazareth, berceau du christianisme, le diacre Alexandre suit Jésus dans le village de son enfance et de son adolescence :

 

" Trente années durant, Jésus est allé par les rues du bourg et par ses alentours, il s'est assis sur ses collines, est monté par ses sentiers. Là, il a peiné et peu ont soupçonné ce qui se cachait sous l'humble extérieur du charpentier de Nazareth." 

 

"Combien de comparaisons et de paraboles évangéliques ont été prises dans la vie, dans la nature de Nazareth, dont les images ont entouré Jésus depuis l'enfance ! Voici le bon berger, qui part, au risque de sa vie, secourir sa brebis et voici les brebis qui reconnaissent le berger au son de sa voix, et le semeur qui jette la semence dans les champs labourés, et les feuilles de figuier, et les moissons où déjà se forment les épis, et les vignerons avec le raisin mûr."

 

Dans l'histoire des hommes

Le Christ a souffert sous Ponce Pilate. Cette affirmation du Credo manifeste la foi de l'Eglise dans l'historicité de son fondateur. Toutes les fois qu'il le peut, le P. Men recourt aux témoignages extrabibliques, déboutant ainsi implicitement la propagande antireligieuse et ses assertions, bien démodées pourtant, sur le mythe Jésus, né de l'imagination de la première génération chrétienne.

 

Dans un article consacré au martyre de Jean Baptiste (Revue du Patriarcat de Moscou, novembre 1961), le P. Alexandre s'appuie sur Flavius Josèphe et sur les manuscrits de Qumran, il connaît les résultats des fouilles entreprises autour de la forteresse de Machéronte, bâtie par le roi juif Alexandre Yannai (103-76 avant J.C.) dans laquelle Jean fut incarcéré et périt sous le glaive du bourreau.

 

Cette figure de premier plan des récits évangéliques est aussi solidement attesté par les sources profanes et les données archéologiques que n'importe quel grand du monde de l'époque. Les chrétiens n'ont donc pas à faire de complexe.

 

Dans la quête religieuse de l'humanité.

Le récit évangélique de l'adoration des mages venus d'Orient donne au Père Alexandre l'occasion de toucher, dans un article de janvier 1962 un thème qui sera l'axe principal de son grand ouvrage en six volumes, A la recherche de la voie, la vérité et la vie.

 

L'apparition dans le récit de Matthieu de ces sages mystérieux, venus d'Orient sous la conduite d'une étoile et s'inclinant devant l'enfant, a quelque chose d'insolite. Même si la piété populaire russe est restée beaucoup plus réservée que le monde latin, ou germanique devant ces étranges personnages, leur voyage et leur quête n'en demeurent pas moins énigmatique.

 

Le P. Men s'interroge avec ses lecteurs :

" Comment ces mages, ces hommes évidemment étrangers à la religion divinement révélée, ont-ils pu saisir la voix de Dieu, et s'engager en un voyage lointain et pénible à la recherche d'un Roi inconnu? Comment pour ces hommes plongés dans les ténèbres du paganisme pouvait "resplendir la lumière de l'intelligence (tropaire de la Théophanie N.d.T.)? Nous pouvons trouver une réponse à ces questions dans l'histoire de ces religions que l'on appelle païennes ou "naturelles". Elle nous force à admettre que l'humanité préchrétiennes n'a pas vécu dans une pure foi au mensonge et aux rêves creux, que déjà dans ce monde que nous nommons "païen", la Révélation divine résonnait aux oreilles de l'homme, se dévoilant de plus en plus pleinement aux diverses étapes de l'histoire. En d'autres termes, "le christianisme" est par rapport aux autres religions ce que la lumière du plein jour dont jouissent les gens qui vivent sous l'équateur est aux rayons du soleil pour ceux qui résident dans les autres parties du globe terrestre." (Innocent de Kherson).

En six pages denses le P. Alexandre dessine à grands traits, mais avec une maîtrise surprenante le cheminement de l'humanité vers la foi au Dieu unique. Après l'ère paradisiaque où l'homme vivait au quotidien le face à face avec le Dieu Créateur ; après l'immense déchéance de l'humanité vers l'errance universelle de la magie - l'antipode même de la foi dans toute la philosophie religieuse du P. Alexandre -,  des étincelles éparses, mais annonçant toutes à leur manière le retour vers le Dieu unique commencent à percer les ténèbres de l'humanité. Le P. Men les voit poindre partout, dans tous les continents, aux divers âges de ces cultures : Chine, Grèce, Inde, Perse, Egypte. Il y voit autant d'élans de l'intelligence et du cœur humain convergeant vers la révélation judéo-chrétienne.

 

Et voici qu'en un jour du temps "dans le ciel sombre s'allume une étoile insolite. Comme le messager de l'incarnation qui vient de s'accomplir elle rayonne, l'élue parmi tous les luminaires célestes. L'Orient le voit et l'Occident le voit et elle poursuit son chemin au-dessus de la terre.... Combien d'yeux se sont fixés sur elle et combien de cœurs ont tressailli, pressentant combien il était proche, le Très-Haut qui s'avançait ! Et voici que trois sages saisissent son mystère et se mettent sur le long chemin pour aller saluer le Roi et Seigneur du monde nouveau-né....

" Longue fut leur route. Longue fut aussi la route de l'humanité tout entière vers la grotte de Bethléem. Par une sorte de prouesse spirituelle, dans une tension jamais relâchée, il a fini par atteindre à la vérité, ce monde païen. Par des routes tortueuses, encombrées d'épines il est venu jusqu'au Christ, guidé seulement par ce que nous appelons la révélation naturelle. Mais enfin la route s'est achevée, les mages ont atteint leur but. Devant eux point de palais étincelant, mais une petite maison dans une bourgade provinciale. Et là, ils tombent à genoux devant l'Enfant, devant celui qui prononcera un jour ces paroles prophétiques sur le monde païen tout entier : " J'ai encore d'autres brebis qui ne sont pas de cet enclos et il me faut les faire venir : elles aussi entendront ma voix et il y aura un seul troupeau et un seul pasteur." (R.P.M. 1962.1)

 

En écrivant ces lignes, comment le P. Alexandre pouvait-il ne pas songer à la quête intense qui couvait sous la cendre d'un monde officiellement sécularisés, d'un monde qui l'entourait de toute part et à qui il désirait ardemment de faire connaître le Sauveur.

 

Le Fils de l'Homme.

Alexandre Men, né dans le christianisme, avait rêvé dès l'enfance de raconter à d'autres l'histoire de ce Jésus qui le fascinait.

L'ouvrage le plus largement diffusé du P. Men est celui qui fut publié pour la première fois à Bruxelles en 1968 par les Editions "La vie avec Dieu", sous le pseudonyme d'André Bogolioubov. Il a été réédité plusieurs fois depuis, avec des remaniements importants. L'idée première en était venu à Alexandre, encore jeune garçon. L'évangile était pour lui une histoire belle et vraie et il rêvait d'en faire un récit continu. L'ouvrage se forma peu à peu ; au fil des rencontres du pasteur avec de nouveaux catéchumènes, les récits évangéliques se multipliaient, s'étoffaient. Le P. Men laissait entre les mains de ses visiteurs des ébauches de ce qui serait un jour Le Fils de l'homme; ces textes partaient dans les voies du Samizdat. Il donna même à la très officielle revue du Patriarcat de Moscou quelques fragments de son futur livre entre 1959 et 1962. Aujourd'hui le tirage total en langue russe atteint quatre millions d'exemplaires. (1)

(1) Une traduction française de ce livre a paru aux Editions de la Nouvelle cité, sous le titre Jésus, le Maître de Nazareth.

Le titre choisi est significatif : il rappelle la prétention du Christ à la divinité, exprimée devant le tribunal du Sanhédrin, mais aussi sa réalité humaine souvent estompée sinon dans la théologie du moins dans la piété orthodoxe russe.

Il vaut la peine de s'arrêter sur la préface où l'auteur doit se justifier d'écrire un nouveau livre sur un sujet combien de fois déjà traité.

C'est vrai, concède-t-il, que rien ne peut remplacer la source première : l'évangile fruste et étincelant. Mais ses auteurs sont éloignés de nous par les barrières culturelles et psychologiques : pensées, tournures du langage, allusions nous échappent Il y a toujours besoin de recommencer.

Pour dire l'histoire de Jésus, on a le choix entre deux voies, poursuit le P. Alexandre : la voie analytique et la voie synthétique. La première se traduit par un commentaire historico-exégétique suivi du texte de l'Evangile; le second tente de donner un tableau englobant de l'histoire évangélique sur la base des documents et des matériaux historiques.

 

La première méthode a dominé dans l'historiographie chrétienne durant de longues années et dans le domaine russe, elle demeure presque la seule. Avec tous ses mérites, surtout scientifiques, elle a un défaut fondamental : en elle le Christ demeure en arrière plan, comparé aux innombrables excursus historiques, philosophiques et théologiques. De plus, les tenants de la méthode analytique paraissent soumis à une sorte de monophysisme : le Christ, en tant qu'homme Dieu disparaissait pour eux et il ne subsistait qu'un être divin qui aurait seulement pris une figure humaine.

 

Evoquant la méthode synthétique, A. Men salue au passage la tentative grandiose de Renan dans sa Vie de Jésus, que Soloviev, nous apprend-il, aurait aimé traduire en russe, au grand scandale de l'Oberprokuror du Saint-Synode. Le P. Men reconnaît bien l'ambiguïté de l'entreprise de Renan, mais il regrette que la critique ne s'en soit prise qu'aux insuffisances de sa vision philosophico-religieuse. En fin de compte, c'est du Christ qu'il faut parler aux gens comme le répliquait Vladimir Soloviev à son respectable interlocuteur. Souvent, note le P. Alexandre, non seulement on ne donne pas aux lecteurs la clef de l'évangile, mais on leur dérobe le visage authentique du Christ vivant. Pourtant personne ne doute que l'essentiel pour une histoire du Christ, est d'aider les gens à le connaître et à l'aimer.

A la suite de Renan, d'autres ont écrit des vies de Jésus ; mais elles datent déjà et il faut bien écrire une nouvelle.

" Comme j'avais en vue un lecteur peu préparé, j'ai commencé simplement par décrire les faits historiques, m'approchant progressivement des questions plus profondes et difficiles."

 

Voici par exemple comment le P. Alexandre présente les cas de possessions, phénomènes suspects pour les rationalistes du XXe siècle.

" A cette époque tumultueuse et critique, comme de nos jours, les maladies psychiques connaissaient un énorme développement. Alors que l'époque de l'Ancien Testament ne connaît pratiquement pas de cas de ce genre, du temps du Christ les maladies mentales avaient pris la forme d'étranges épidémies.

Une sorte de maladie mal connue était particulièrement répandue, ce que l'on appelait la "possession". Le malade ressentait un douloureux dédoublement de sa personnalité.. Comme si en lui habitait quelqu'un d'autre. Les malades criaient d'une voix qui n'était pas la leur, ils parlaient au nom de démons qui demeuraient en eux et affirmaient parfois que dans leur poitrine logeait toute une légion de diables. Cette maladie était tributaire de la lourde atmosphère de péché qui marquait ce temps où, effectivement, des légions de forces obscures, comme pressentant leur proche défaite, sortaient sur la face de la terre...

"Beaucoup de ces malades n'étaient sujets qu'à des accès passagers, quoique terribles, d'autres ne recouvraient jamais leur bon sens et fuyaient les lieux habités pour les solitudes sauvages: il n'était pas rare qu'ils s'installent dans des tombeaux vides, creusés dans le rocher et les habitants superstitieux entendaient la nuit, terrorisés, leurs hurlements et leurs ricanements.

Jésus-Christ par sa seule présence agissait d'une façon étonnante sur ces malheureux. Il lui suffisait d'un mot plein d'autorité ou d'une imposition de la main pour que la maladie les quittât. La majorité de ses guérisons fut la délivrance des possédés.

 

Le mystère du Fils de l'Homme.

Le P. Alexandre, qui a longtemps regardé vivre le Fils de l'homme dans sa prière, le donne à voir, le raconte au fil de ce livre. Mais le récit de la vie de Jésus est ponctuée de pauses, dans lesquelles s'esquisse toute une christologie. Après neuf chapitres de ton narratif arrive celui qui est intitulé ; "le mystère du Fils de l'homme."

 

On passe alors à un autre niveau de contemplation de la personne du Christ. Le P. Alexandre introduit, agrafe cette catéchèse sur la confession de Pierre à Césarée. Jésus a conduit ses disciples à l'écart, loin des foules de Galilée, comme pour une retraite d'approndissement de leur foi. Et il pose la question fondamentale , "qui suis-je d'après les gens et vous, qui dites-vous que je suis". - "Tu es le Messie."

 

Cette réponse étonnante ne sort pas seulement du cœur de Pierre. Qu'est-ce qui attire les foules et particulièrement les disciples vers Jésus : Il reconnaît la vérité de la confession de Pierre; il revendique son égalité avec le Père. Cela jamais personne ne l'avait fait.

 

Jésus est le Messie; à ce titre il est le roi et le sauveur. Le P. Alexandre situe le rôle du Sauveur dans l'histoire de l'humanité, remontant au péché originel et à la conception centrale de la révélation judéo-chrétienne, d'un monde créé bon, dans lequel un être mauvais se met en travers du dessein du Dieu bon.

Il est le Fils de Dieu, non pas au sens assez répandu dans la pensée religieuse d'Israël qui fait de tous les hommes des fils de Dieu; il est le Fils de Dieu par excellence, le Fils unique.

Il est le rédempteur, celui qui est venu pour donner sa vie en rançon pour la multitude.

Le long chapitre X s'achève sur la scène de la Transfiguration, où Jésus laisse entrevoir le mystère de sa gloire à trois de ses disciples avant d'annoncer sa passion toute proche.

 

On perçoit en lisant Le Fils de l'homme, la double exigence du pasteur : la fidélité au récit, avec les transpositions nécessaires, mais adossée à une maîtrise des données philologiques, géographiques, historiques, archéologiques. Et en même temps le souci de l'utilité du lecteur venu non pour recevoir une information, mais pour faire la connaissance du Dieu vivant en  Jésus-Christ.

L'Histoire sainte dans l'histoire spirituelle de l'humanité.

Vers 1960, A. Men entreprend une vaste histoire de la quête religieuse de l'humanité. Il y a une parenté entre sa façon d'écrire l'histoire de Jésus sur le fond de l'histoire de son temps, en recourant à toutes les disciplines, et ce grand ouvrage qui se déroule en 6 livres. Au lieu de faire une nouvelle Histoire sainte confinée au peuple de l'Alliance, il le montre mêlé aux destinées du monde entier. Volonté de ne pas retomber dans une sorte de monophysisme historique en sacralisant l'histoire d'un peuple et au contraire d'inscrire sa quête sur le fond des recherches religieuses de toute l'humanité.

 

Cette approche revêt  une importance apologétique capitale. A l'heure où la propagande athée annonce une libération de toutes les aliénations religieuses, A. Men s'attache au contraire à montrer que cette quête religieuse est présente à tous les âges de l'humanité, sous tous les cieux, dans toutes les cultures. A cette quête de l'humanité, Dieu a répondu d'une façon éminente au peuple de l'ancien testament, mais cette réponse est offerte à toute l'humanité, quels que soient les chemins sur lesquels elle cherche le sens ultime de toutes choses.

 

A travers les quêtes multiformes de l'humanité depuis ses origines, le P. Alexandre discerne des pierres d'attente de la Révélation décisive. Ceux qui viennent à lui dans ces années d'obscurité conditionnée arrivent de tous les horizons. Il faut que chacun sache qu'il a sa place dans le dessein de Dieu qui traverse toute l'histoire.

A la recherche de la vérité, la voie et la vie.

Parmi les six volumes qui constituent le grand ouvrage du P. Alexandre A la recherche de la vérité et la vie, le second est intitulé Magie et Monothéisme. La genèse du peuple élu y tient une place évidemment centrale, mais l'auteur s'attache à situer l'éveil de cette conscience religieuse dans le mouvement qui affecte le monde environnant. Dans l'histoire d'Abraham, A. Men lit à la fois l'appartenance terrienne du nomade venu d'Ur en Chaldée et la transcendance à sa patrie charnelle.

 

" Si nous voulons nous faire une idée de ce quoi pouvaient ressembler les gens d'Abraham au temps de leur arrivée en Canaan, il nous suffit de regarder une fresque égyptienne de cette époque, qui représente l'arrivée de Bédouins syriens au pays des pharaons.

Devant la caravane se présente le scheik de la tribu. Lui et son compagnon mènent deux gazelles, cadeau du désert. Puis viennent les guerriers, avec des arcs et des javelots. Leur visage bronzé et encadré d'une petite barbe. Un des arrivants joue d'une harpe de pasteur. Les richesses de la tribu sont chargés sur des ânes, à côté desquels marchent les femmes (...) Si le peintre avait voulu représenter les gens d'Abraham au moment de leur exode du Harran, son tableau n'aurait pas été différent de celui-ci." (Magie et Monothéisme, ch.10)

 

Dans la vie du clan d'Abraham, tout est imprégné des us et coutumes des vallées du Tigre et de l'Euphrate et la foi d'Abraham n'a pas échappé à l'influence de Babylone.

 

"Mais dans ce domaine, explique le P. Men, que se produisit une étonnante mutation. La foi du petit clan nomade se montra capable d'affronter la religion de Babylone la civilisée et de sortir avec honneur de ce duel. Il suffit de comparer la cosmogonie de la Bible et la littérature babylonienne pour se rendre compte que l'influence mésopotamienne n'est pas au-delà de quelques traits extérieurs."

 

Le traitement de l'Ecriture sainte par le P. Men a quelque chose de très neuf et cette nouveauté n'a pas été du goût de tout le monde. Du vivant du P. Alexandre, mais surtout après sa mort,  et jusqu'à nos jours, une critique farouche continue de s'élever contre sa manière d'aborder la Bible. Il faut dire qu'elle part de milieux extrêmement conservateurs et que ceux qui publient ces articles dénonciateurs rougissent de les signer de leur nom. Une anthologie de cette littérature grimaçante a été publiée à Moscou en 1995. Elle est intitulée Dans les rets de l'orthodoxie "rénovée" Le mot "rénové" est codé; il renvoie aux frayeurs que suscitèrent au lendemain de la révolution d'Octobre les tentatives de rajeunissement de la vie ecclésiale, tentative, peut-être généreuses chez certains, en tout cas naïves et dont le pouvoir athée tira sans vergogne un fructueux profit.

 

Cette crainte du changement, ce réflexe de ne toucher à rien de ce qui a été légué par les générations précédentes s'expliquaient mieux du temps de l'oppression religieuse qu'aujourd'hui. L'ennemi veillait.

Et c'est justement dans ce contexte que le P. Alexandre dut tracer sa route, sa voie étroite entre la tradition de l'Eglise, à laquelle il tient avec une fidélité intelligente et inconditionnelle et les exigences d'une lecture de la Bible qui continue à faire aujourd'hui du Livre par excellence la nourriture quotidienne des croyants.

Histoire de la science biblique russe orthodoxe.

En 1987, dans Travaux théologiques, l'unique revue théologique du Patriarcat de Moscou, le P. Alexandre publie une Contribution à l'histoire de la science biblique orthodoxe russe, un de ses rares travaux théoriques sur la Bible. Cette étude de vingt sept pages d'une typographie serrée, mérite d'être évoquée ici à double titre. Pour sa valeur documentaire propre d'abord. Selon sa coutume le P. Men ne se contente pas d'approximation ; les dates, les auteurs, les écoles sont cités et replacés dans le contexte russe et mondial avec une exactitude qui ne laisse rien à désirer. A dix ans de distance l'article reste une très bonne source. Et en outre, il constitue un excellent plaidoyer "pro domo sua" dans la mesure où au fil de l'exposé, on peut se persuader que, dans son oeuvre scripturaire, le P. Alexandre prend en compte tout l'acquis du passé : les grandes traditions, dont il est clair qu'il les continue, mais aussi les étroitesses, les insuffisances, les impasses, pour s'en garder. Ce n'est pas tellement dans le but de se protéger contre les attaques malveillantes que l'auteur fait ce bilan. Cela ne lui ressemble guère et l'histoire récente montre que ses adversaires n'ont pas désarmé. Véritable pasteur, c'est à son Eglise qu'il pense et à toute l'oeuvre à accomplir pour relever les ruines spirituelles qui la déparent. Attardons-nous donc un peu sur cette étude, à la fois Discours de la méthode et testament du P. Men.

 

L'auteur part d'une considération générale :  l'apparition tardive des études bibliques en Russie. Peu de choses avant le XIXe siècle, ce qu'expliquent différentes données historiques. Lorsque le mouvement est lancé, il se dégage rapidement quelques traits typiques de la "bibléistique" russe.

 

1° L'attachement à l'héritage des Pères de l'Eglise, qui peut être compris dans deux sens. Un sens servile : on se contente de répéter littéralement les Pères. Ou au contraire en s'inspirant de l'esprit de la patristique.

Or la première question qui se posait à l'époque des Pères était celle-ci : le recours à la culture profane est-il acceptable dans le christianisme? La majorité des Pères répond : oui; or ces hommes étaient les gens les plus cultivés de leur époque, familiers de la littérature antique, de l'historiographie, de la philologie et de la philosophie. Et ils utilisaient ces connaissances dans leur exégèse. L'exemple des Pères fonde pour notre temps la possibilité et le devoir de s'approprier les résultats de la science biblique moderne.

 

2° Trait. Le sens de la nature divino-humaine de l'Ecriture. Or il existe une certaine conception de l'inspiration qui aboutit à une sorte de monophysisme du divin.

 

3° Trait : Exégèse et herméneutique sont ecclésiales. L'Eglise est antérieure aux écrits du Nouveau Testament ; leurs auteurs ont écrit pour cette Eglise déjà existante et c'est elle qui a reçu leurs écrits. Mais cette ecclésialité ne signifie pas rejet de l'approche scientifique et historique. Comme le dit le P. Serge Boulgakov : " L'orthodoxie laisse le champ libre à l'investigation scientifique, dans le cadre du canon, qui lui-même est intangible". Dans l'orthodoxie russe les études bibliques se sont développées dans la discussion soit avec des chrétiens d'autres confessions soit à l'intérieur de l'orthodoxie entre une conception formaliste de la fidélité aux Pères et un effort pour suivre avec liberté leurs points de départ fondamentaux.

 

Le P. Alexandre relève quelques jalons dans cette histoire ; Maxime le Grec (1470-1553), qui a étudié à Florence chez les Dominicains et a été disciple de Savonarole, souligne le pluralisme de l'herméneutique des Pères. Il prend une part active aux traductions ou à la correction des traductions existantes, mais son  activité sera interrompue par les conservateurs et lui-même sera jugé et finira ses jours en prison monastique.

 

Le XVIIe siècle voit la fondation de l'Académie slavo-gréco-latine, l'ancêtre de l'Académie de théologie de Moscou (Serguiev Posad, naguère Zagorsk)  et l'Orthodoxie russe rencontre les traditions protestantes. Paraissent des commentaires encore timides, dépendant des auteurs étrangers.

 

Les réformes de Pierre le Grand (XVIIIe siècle) influencent profondément la langue russe qui s'écarte à grande vitesse du slavon. En 1699, le pasteur protestant Erist Gluck écrit  que les simples gens de Russie ne sont pas en état de comprendre une seule phrase de la Bible slavonne. Il entreprend la traduction de l'Ecriture sainte en russe, mais son manuscrit, étrangement a été perdu. Dans les mêmes années un fonctionnaire du corps diplomatique russe traduit le Psautier à partir de l'allemand (1683).

 

Le P. Alexandre commente : " De décennie en décennie le besoin croissait d'une nouvelle traduction, mais tous ne percevaient pas le caractère critique de la situation." L'allusion à l'époque contemporaine est à peine voilée, où nombre de pasteurs refusent l'usage du russe et où une fraction importante du clergé fait la guerre aux prêtres qui y recourent un temps soit peu.

 

Poursuivant sa relecture historique, A. Men salue les véritables fondateurs de la science biblique russe et, au premier chef, le métropolite de Moscou Philarète Drozdov (1783-1867) qui énonce quatre principes : "Il faut commenter la Bible à partir des langues originales; recourir en exégèse aux travaux scientifiques, y compris occidentaux; mettre au centre les aspects théologiques de la Bible; conserver l'esprit de fidélité à l'orthodoxie et aux Pères.

"Dans ses sermons et discours, dit le P. Alexandre, nous trouvons de très nombreux commentaires de divers textes de la Bible, d'une grande beauté, profondeur, nouveauté et originalité. Il a l'art de rapprocher les textes pour faire ressortir l'enseignement biblique. Il joint au respect religieux de la Bible la libre audace de la foi.

On pourrait facilement porter la même appréciation sur la prédication du P. Men.

 

Parlant de l'herméneutique et constatant la relative pauvreté de la science biblique russe en ce domaine, il cite Berdiaev qui vise les tenants de l'immobilisme :

"... La Bible est le reflet de la révélation de Dieu dans le monde limité de l'homme et dans la langue limitée de l'homme. La divinisation de la lettre de l'Ecriture est une forme d'idolâtrie. C'est pourquoi la critique biblique scientifique a une portée libératrice et purificatrice."

 

Ainsi récapitulant la lente progression des études bibliques dans l'Orthodoxie russe, le P. Alexandre Men fait sa profession de foi. Il montre sa fidélité aux axes fondamentaux de la lecture ecclésiale de l'Ecriture et justifie en même temps son ouverture aux recherches et aux acquisitions de la science biblique contemporaine.

 

Invité en septembre 1992 à un colloque organisé à Moscou par les sociétés bibliques, je regardais ce cénacle tout entier habité par la passion de l'Ecriture Sainte.

 

Il n'était pas difficile de percevoir chez un bon nombre de participants russes tout l'attachement, parfois un peu formel à la biblique nationale. Les tenants inconditionnels de la seule traduction synodale de la Bible s'y firent largement entendre, malgré la nécessaire mise à jour qu'elle demanderait après un siècle et demi, au jugement des sages. Mais les participants étrangers purent admirer, comme je le fis moi-même, la génération montante, ces jeunes hommes et femmes feuilletant avec aisance leur Nouveau Testament grec ou leur Bible hébraïque pendant que telle sommité britannique ou américaine faisait partager sa science avec enthousiasme. Ces jeunes nous semblaient parfaitement en phase avec leurs collègues occidentaux.

 

Et la question me venait à l'esprit. Il n'y avait que deux ans que la liberté religieuse avait été officiellement déclarée. Où étaient-ils, ces biblistes russes, dans les années, si proches, de l'oppression religieuse. Dans la patience et dans l'ombre le flambeau de la science biblique recommençait à luire et ceux à qui on avait voulu barrer le chemin de la connaissance retournaient à la source. Le mérite essentiel du curé de Novaïa Derevna est sans doute  d'avoir infatigablement cherché à dégager cette source pour que ses contemporains, ceux qui étaient proches et ceux qui étaient loin puissent venir s'y abreuver.

 

René Marichal, sj dans Plamia décembre 2000

 

 

 

 

 

 

  



22/09/2016
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