Léonide Féodorof : Mois de Printemps

o.c. pp: 83-88

Mois de printemps

Les catholiques russes jouissaient en fait de la liberté mais elle ne leur avait pas encore été reconnue en droit. Au début de juin  1917, le Métropolite André se trouvait en conférence avec l'exarque Léonide lorsqu'arriva à l'improviste pour leur rendre visite le prince Pierre Volkonski, second fils de la princesse Elisabeth.

 

Le prince Wolkonsky est propriétaire terrien et Kammerherr (chambellan), titre honorifique à la cour de Russie et préside l'assemblée de la noblesse de l'ouyezd de Balachov dans le gouvernement de Tambov. Il est à la tête d'une organisation agricole pendant la Première Guerre mondiale et il est un des fondateurs d'une organisation œcuménique en Russie en 1917.

 

Il émigre d'abord à Constantinople en 1918, où il se convertit au catholicisme au sein de l'Église grecque-catholique russe, puis en France, où son frère Serge le rejoint. Il travaille de 1931 à 1938 aux archives de Mgr André Szeptycki (1865-1944), dont le procès en béatification a été ouvert en 1958. Il meurt en 1948 à Paris, quelques mois après le départ de son fils pour l'URSS. (Wikipédia)

 

Il était revenu du front pour un congé de quelques jours. Les deux prélats s'entretenaient précisément du plus délicat des problèmes qui leur restait à résoudre: obtenir la reconnaissance officielle de leur communauté par le gouvernement provisoire. Était-il prudent d'entreprendre des démarches? Ne fallait-il plutôt éviter d'attirer l'attention? Une requête de ce genre n'allait elle pas réveiller les animosités, susciter des oppositions?

J'ai des relations cordiales avec les prince Lvoff, leur dit le prince. Voulez-vous que je tâche de le gagner à notre point de vue? Voulez-vous qu'à tout hasard je téléphone au Ministère de l'intérieur pour demander quelques instants d'entretien?

  Les deux prélats acceptèrent la proposition. Par bonheur, le prince Lvoff se trouvait au ministère et le prince Volkonsky put lui expliquer par téléphone le sujet dont il souhaitait pouvoir l'entretenir.

Attendez quelques instants, répondit le ministre; je prendrai des informations.

Dix minutes plus tard, le prince Lvoff rappelait le prince Volkonsky et proposait un rendez-vous pour le lendemain au Métropolite et à l'exarque.

Lors de l'entrevue, une commission présidée par le prince Lvoff et Kartachoff examina les pouvoirs conférés au Métropolite par le pape Pie X. Elle en reconnut la validité et aussitôt offrit à l'exarque, vu sa qualité de chef hiérarchique des catholiques de rite russe, d'entrer dans la commission créée pour étudier la position future de l'Eglise catholique en Russie.

Par décret du 8 août 1917, le gouvernement provisoire abolit toute restriction à la profession de la foi catholique en terre russe et leva les interdictions portées antérieurement contre le catholicisme de rite byzantin. Il promit à l'exarque un traitement annuel de 4.000 roubles  et de 1.200 à 1.500 roubles à ses prêtres. Il offrit enfin à la communauté catholique pour y organiser un centre paroissial une partie de l'immeuble occupé par les jésuites au début du XIXe siècle avant leur expulsion de Saint-Pétersbourg. Le gouvernement provisoire disparut hélas avant d'avoir pu réaliser ses promesses.

Entre-temps le métropolite André avait regagné la Galicie en passant par Moscou et Kiev. L'exarque Léonide se trouvait désormais seul pour diriger la communauté catholique russe. Il avait à ce moment 37 ans.

Durant les quinze années qu'il avait consacrées successivement aux études ecclésiastiques, à la vie monastique, au travail de déporté en Sibérie il avait pu réfléchir longuement au travail pastoral particulier qui l'attendait et au problème de l'unité à rétablir entre les chrétientés d'Orient et d'Occident. Sur ce point, il prit dès le début une position nette: la vraie solution chrétienne de ce problème doit être cherchée dans une réconciliation collective des deux chrétientés, autant que possible par l'intermédiaire des hiérarchies. Vouloir simplement pêcher à la ligne quelques convertis parmi les orthodoxes serait manifester une vision trop étriquée du gigantesque problème à résoudre.

La mission primordiale de sa petite communauté sera celle d'un témoignage. Le million de catholiques qui, petit à petit, s'est établi par petits groupes de Petrograd à Vladivostok est presque totalement d'ascendance, de culture, de mentalité étrangère à la Russie. Sans le vouloir, ces catholiques entretiennent parmi les Russes la conviction que leur Eglise est une institution exotique sinon hostile. Comment un désir d'union pourrait-il naître et croître en de telles circonstances? Or cette opposition n'est qu'apparente et accidentelle, car l'Eglise catholique peut être pleinement russe. Il s'agit avant tout de ne pas le proclamer seulement en paroles, mais de le montrer par des faits. De sa minuscule communauté catholique, l'exarque veut donc faire en tout premier lieu ce qu'il appellera du nom de "cause exemplaire" de l'union. Ce terme emprunté à la philosophie scolastique reviendra sans cesse sur ses lèvres  pour rappeler à ses prêtres et à ses fidèles l'idéal à poursuivre.

Pour l'aider dans sa tâche, l'exarque pouvait faire appel à ses prêtres. Parmi les cinq, le P.Zertchaninoff était déjà âgé de septante ans. Plus que jamais excentrique dans ses jugements et dans sa manière d'agir, le vieux prêtre, plus souvent un fardeau qu'un appui, ne supportera pas d'assez mauvais gré l'autorité d'un supérieur plus jeune que lui. La santé du P.Deibner déclinait sans cesse; ses nerfs ne supportaient plus la contradiction. Deux prêtres plus jeunes, les PP Gleb Verkhovsky et Diodore Kolpinsky, le second venu du rite latin, devront quitter la Russie après quelques mois seulement de travail. Dans les débuts, la seule aide zélée et stable de l'Exarque sera le P. Vladimir Abrikossof, chargé de la paroisse de Moscou.

L'obtention de la pleine liberté religieuse avait détendu visiblement les nerfs des catholiques de Russie; comme par enchantement elle avait dissipé les anciens sujets de dissension. Catholiques russes, polonais, lituaniens, français se trouvaient unis dans l'optimisme. A la clôture du synode éparchial, Mgr Edouard Ropp, administrateur de l'archevêché de Mohiliov, avait improvisé un  discours dans lequel il avait exprimé à l'exarque ses vœux ardents et lui avait promis sa fraternelle protection et collaboration. Il ne s'en était pas tenu à des paroles, mais avait aussitôt offert à l'exarque, s'il le voulait, l'usage de la vaste église des Chevaliers de Malte. Le P.Léonide crut cependant préférable de décliner cette offre; il utilisait alors un petit oratoire voisin de l'église Sainte-Catherine où il était tout à fait chez lui. Il pourrait dès lors le décorer et le meubler suivant les exigences du rite byzantin.

En 1917 et 1918, Mgr Ropp était venu en habits pontificaux assister à l'office russe de Pâques. En retour, l'exarque, ces deux années, assista à la Noël, à la messe de minuit des latins. Nulle part sans doute la fraternité des catholiques byzantins et latins ne se manifesta d'une manière aussi concrète qu'à la procession de la Fête-Dieu de 1918. L'Orient très soucieux de souligner le mystère dans l'eucharistie ne connaît guère la vénération extérieure du Saint Sacrement: l'occident par contre l'a développée pour réagir contre les hérétiques qui, au moyen-âge, nièrent la présence réelle. Petrograd voyait ainsi pour la première fois cette procession de la Fête-Dieu, particulièrement chère aux polonais. Mgr Ropp portait lui-même l'ostensoir; devant lui marchait le clergé latin précédé à son tour de l'exarque et de ses prêtres. Les membres de la confrérie de saint Jean Chrysostome récemment fondée par l'exarque pour promouvoir l'Union des Eglises, marchaient en tête, groupés autour de leur bannière. Arrivée au cimetière dit de Vyborg, la procession s'arrêta pour permettre à la foule d'assister à la liturgie concélébrée par l'exarque et deux de ses prêtres assistés de deux diacres. L'événement fit sensation à Petrograd. Peu de temps après, Mgr Jean Cieplak remplaça Mgr Edouard Ropp sur le siège de Mohiliov. Prélat d'une très haute vertu et d'un sens catholique profond, il accorda à son tour tout son appui aux catholiques russes.

Une autre raison d'optimisme était la volonté de réforme que manifestait à cette époque l'Eglise russe orthodoxe. L'établissement d'un gouvernement provisoire "de par la volonté du peuple" en remplacement de la monarchie qui déclarait régner "par la grâce divine" sapait à la base même l'organisation juridique de cette Eglise établie par Pierre le Grand. Une Eglise créée par le pouvoir civil et intrinsèquement dirigée par lui aurait cherché son appui principal auprès du nouveau gouvernement mais la conscience russe, par instinct, n'avait jamais pris son parti de l'administration  synodale que lui avait imposée Pierre le Grand. Dans un sursaut de vitalité, elle saisit cette occasion historique pour s'efforcer de reconquérir sa vie propre et indépendante. Dans cet effort, les catholiques voyaient un gage de rapprochement certain.

Les métropolites de Petrograd et de Moscou qui avaient dû leur élection aux intrigues de Raspoutine furent priés de démissionner et furent aussitôt remplacés. Le 29 avril, l'ancien  synode impérial presque complètement renouvelé décréta la convocation d'un concile général de l'Eglise russe pour étudier les problèmes soulevés par les derniers événements.    

La réunion d'un concile à ce moment n'était cependant pas sans danger. Les idées démocratiques, prônées en politique par réaction contre l'absolutisme de la monarchie pouvaient prévaloir assez facilement dans les affaires ecclésiastiques.

Quelques prélats conservateurs avaient voulu réserver aux seuls évêques la participation au concile, mais la majorité des membres du saint-synode ne se rangea pas à leurs vues. Sur 564 personnalités convoquées au concile général, 314 càd près des 3/5e furent des laïcs. Les ecclésiastiques y comptèrent 80 évêques, 149 prêtres et 9 diacres.

Le concile se tint à Moscou et l'ouverture en eut lieu le 15 août par des cérémonies impressionnantes. Tandis que tous les membres  du concile assistaient à une liturgie dans la cathédrale de la Dormition de la Vierge, au cœur même du Kremlin, un office semblable fut célébré pour le peuple dans 33 églises de la ville. Après la cérémonie, les fidèles partirent en procession de ces 33 églises pour se réunir au Kremlin où fut célébré devant cette foule innombrable un "Moleben" càd un office votif de supplication. Le lendemain, le concile tint sa première session publique dans la vaste église du Christ Sauveur.

Les troubles révolutionnaires se multipliaient de plus en plus dans le pays; ils rendaient particulièrement urgent l'établissement dans l'Eglise d'une autorité suprême et forte. Le 11 octobre, l'archevêque Mitrophane d'Astrakhan proposa que le projet d'élection d'un patriarche soit mis à l'étude sans plus tarder. Les deux tendances perceptibles parmi les membres se manifestèrent  alors avec vivacité: les uns voulaient le rétablissement du patriarcat supprimé par Pierre le Grand, les autres demandaient que l'Eglise continue à être dirigée par un Synode, élu non plus par le pouvoir civil, mais par des conciles qui se réuniraient d'office à des périodes déterminées. On tomba finalement d'accord sur un compromis. Il fut ainsi décidé :

1. Dans l'Eglise orthodoxe russe, le pouvoir législatif et judiciaire appartiendrait au Concile régional qui se réunirait à périodes fixes et se composerait d'évêques, de clercs (prêtres et diacres) et de laïcs. Le concile aurait également pouvoir de contrôler.

2. Le patriarcat serait rétabli. Le patriarche présiderait à l'administration ecclésiastique. Parmi les autres évêques, ses égaux, il jouirait d'une primauté d'honneur.

3. Le patriarche et tout l'appareil d'administration ecclésiastique serait soumis au concile.

Trois candidats au patriarcat furent élus. Le soir du 4 novembre, leurs noms furent déposés dans un coffret aux pieds de l'icône historique et miraculeuse de Notre-Dame de Vladimir. Le lendemain, un vieil ermite aveugle fut désigné pour retirer du coffret le nom de l'élu du Seigneur: ce fut celui de Mgr Tikhon (Belavine) Métropolite de Moscou.        

     

 

                                

 Mgr Tikhon

Le nouveau patriarche ne se distinguait ni par une érudition éblouissante, ni par une carrière administrative particulièrement brillante; c'était avant tout un pasteur. Lors de l'ouverture du concile, il avait été élu président par un vote de 407 voix sur 432 votants. Il jouissait donc de la vénération générale.

L'exarque Léonide savait quelle importance auraient les décisions du concile pour l'orientation future de l'Eglise russe et pour un rapprochement éventuel avec l'Eglise catholique. A.Kartachoff ministre des cultes, l'avait autorisé à en suivre les séances à titre d'observateur et il avait tâché de n'en perdre aucune.  

Quelques jours après l'élection du patriarche, une voix s'éleva au milieu de l'assemblée qui causa à l'exarque une joie particulière.

C'était celle de l'archiprêtre Alexandre Oustinsky, maître en théologie,  aumônier d'un couvent de religieuses à Novgorod.

L'élection du patriarche, exposa l'archiprêtre, présente à l'Eglise orthodoxe russe une excellente occasion de tendre la main - si faiblement que ce soit - aux autres confessions chrétiennes en vue d'une réconciliation. Que le patriarche adresse donc à sa sainteté le pape Benoît XV une lettre pour lui annoncer son élection comme il l'a fait aux patriarches orientaux. Ce geste serait agréable à sa sainteté le pape. Il attendrirait son cœur. Quelle joie et consolation il lui procurerait ! Nous aussi, orthodoxes, comportons-nous avec le respect convenable envers l'Evêque de Rome, comme envers le pasteur suprême de toute la chrétienté et, sans doute, il répondra comme il convient à notre à notre initiative fraternelle. Qui sait? Notre démarche marquera peut-être le début d'une nouvelle ère pour les relations entre catholiques et orthodoxes. Ne sommes-nous pas lassés de notre animosité réciproque? Pouvons-nous espérer qu'elle prendra bientôt fin? Quand pourrons-nous nous donner les uns aux autres le baiser de paix?

Hélas, les pères du concile ne pouvaient plus accorder à cette proposition qu'une attention très partagée. Déjà l'élection du patriarche avait eu lieu sous le crépitement de fusillades voisines. Les bolchéviques bombardaient le Kremlin que défendait encore un groupe de "junkers" (élèves de l'école militaire) fidèles au gouvernement provisoire. Les événements politiques devenaient de plus en plus inquiétants: le concile dut être ajourné "sine die".

article suivant Léonide Féodoroff: dans le chaos.   

 

    



20/02/2015
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